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« Les Russes ont besoin de nous, et nous avons clairement défini nos conditions »
Interview du ministre fédéral des Affaires étrangères, Heiko Maas, sur sa visite à Ankara, la guerre en Syrie, l’avenir de l’Union européenne et le vide laissé par les États-Unis, parue dans le quotidien allemand « Frankfurter Allgemeine Zeitung ».
Monsieur le Ministre, qui vous cause le plus d’inquiétude en ce moment ? Donald Trump, Vladimir Poutine, Recep Tayyip Erdogan ou Teresa May ?
Ils sont nombreux à nous causer des inquiétudes. Ce qui me préoccupe le plus ces jours-ci, c’est l’avenir des Syriens, et si la Russie est un facteur essentiel dans ce contexte, la Turquie peut elle aussi jouer un rôle. Quant à la politique du président américain, c’est malheureusement une préoccupation constante, comme le montrent les querelles quotidiennes à la Maison Blanche. Enfin, le Brexit est également un dossier important et nous saurons bientôt si la sortie des Britanniques de l’Union européenne sera encadrée d’un accord ou non.
Vous rentrez juste d’Ankara : prenez-vous au sérieux la nouvelle tentative de rapprochement de la Turquie vers l’Europe ?
La Turquie a intérêt à normaliser ses rapports avec l’Union européenne. Ma visite n’était qu’un premier pas. Il nous faut reprendre des échanges constructifs afin de pouvoir aborder ouvertement les questions difficiles. Ankara sait que certains développements, notamment la situation en matière de droits de l’homme et l’incarcération de plusieurs ressortissants allemands, nous préoccupent. J’ai discuté intensivement de tout cela avec le président Erdogan et le ministre turc des Affaires étrangères.
Existe-t-il à Bruxelles une volonté de relancer les négociations d’adhésion avec la Turquie ?
Tous les États membres savent bien qu’Ankara est un important partenaire stratégique pour l’Union européenne, mais l’avenir de cette relation dépendra des évolutions futures dans le pays. En ce moment, ce sont d’autres questions qui dominent nos rapports avec la Turquie, notamment celle de la Syrie.
Comment décririez-vous notre relation avec les États-Unis ?
En raison des décisions prises à la Maison Blanche, par exemple l’introduction et l’annonce de droits de douane punitifs ou la sortie de l’accord sur le nucléaire iranien, cette relation connaît actuellement de profonds bouleversements. Après avoir été un partenaire fiable pendant des décennies, les États-Unis sous Donald Trump remettent en cause un grand nombre de certitudes. Nous devons donc nous adapter à cette nouvelle donne. Ce qui importe pour moi, c’est de préserver le partenariat étroit avec Washington, or il faudra pour cela le réajuster.
L’éloignement structurel entre l’Amérique et l’Allemagne ou l’Europe n’a-t-il pas déjà commencé plus tôt ? Qu’y a-t-il de nouveau ?
La différence est surtout que par le passé, les décisions de la Maison Blanche ou du Congrès faisaient l’objet d’une concertation étroite avec nous. Certes, le résultat ne correspondait pas toujours entièrement à nos souhaits, mais il y avait un dialogue intensif. Aujourd’hui, il n’est pas rare que le président Trump communique par Twitter les décisions prises par la Maison Blanche. Nous n’avons que peu de possibilités d’exposer notre point de vue et sommes confrontés aux conséquences des événements.
Vous avez dit qu’il fallait désormais établir un contrepoids aux États-Unis. Qu’est-ce que cela signifie concernant l’Iran ?
Cela signifie qu’en tant qu’Européens, nous restons unis et tentons de préserver l’accord sur le nucléaire sans les États-Unis. Ce n’est pas facile car les entreprises menacées de sanctions vont forcément comparer le chiffre d’affaires réalisé avec l’Iran à celui dégagé en Amérique et opter pour la voie de la rentabilité. Il y a néanmoins des entreprises qui choisissent de poursuivre leurs activités en Iran et ce sont leurs investissements que nous tentons de sécuriser, notamment en cherchant des moyens de maintenir les paiements internationaux. Nous rejetons la décision des États-Unis parce que cet accord contribue à plus de sécurité, même s’il n’est peut-être pas parfait.
Le Japon a annoncé vouloir suspendre l’achat de pétrole iranien. Vos tentatives de maintenir les échanges économiques avec l’Iran ne sont-ils pas déjà étouffés dans l’œuf ?
Les recettes pétrolières sont la colonne vertébrale de l’économie iranienne. Protéger ce secteur des sanctions est l’une des raisons pour lesquelles Téhéran reste dans l’accord sur le nucléaire. Cet accord empêche que l’Iran ne reprenne l’enrichissement de l’uranium à des fins militaires, ce que nous devons éviter à tout prix. D’autres pays dans la région pourraient y voir un grand potentiel de conflits, et une escalade avec l’Iran aurait pour nous des conséquences désastreuses.
Le président américain n’est pas la cause, mais plutôt le symptôme du détachement des États-Unis du reste du monde. Face aux différences qui éclatent, peut-on encore parler de l’« Occident » en tant qu’unité politique ?
Oui, j’en suis convaincu. L’Occident possède un socle de valeurs communes. La démocratie, la liberté, les droits de l’homme sont les valeurs des États-Unis, que le président s’appelle Donald Trump ou non. La mission de l’Occident reste celle de défendre ces valeurs, cela n’a pas changé. Si la Maison Blanche pratique ces temps-ci une politique parfois difficile, les fondements sur lesquels repose l’Occident sont loin d’être obsolètes, bien au contraire.
Mais il faudrait pour cela conserver une perspective commune. Pour Donald Trump toutefois, l’Europe n’est plus un partenaire mais un concurrent, voire un adversaire.
C’est vrai, il a qualifié la Russie, la Chine et l’Union européenne d'adversaires. Attention cependant à ne pas confondre les États-Unis avec Donald Trump. Certains changements de la politique américaine sont en effet de nature structurelle. On ne peut pas se contenter d’attendre que cela se passe et croire qu’une fois que Donald Trump sera parti, les choses reviendront comme avant. C’est précisément pour cela que je réfléchis à un partenariat transatlantique équilibré et qu’en Europe, nous examinons actuellement les possibilités de combler le vide laissé par les Américains.
Où y a-t-il un tel vide ?
Au niveau du commerce, par exemple. Il est évident que le président des États-Unis a substitué le protectionnisme au libre-échange. L’Europe doit y réagir de manière unie, ce qu’elle fait avec succès jusqu’à présent.
Qu’en est-il de la politique de sécurité ?
La devise « America first » implique que les États-Unis abandonnent leur rôle de régulateur de l’ordre international. Là aussi, les Européens doivent trouver une réponse adéquate. Il existe au sein de l’Union européenne une volonté de coopérer plus étroitement en matière de politique de sécurité et de défense ; il y a aussi la proposition d’une initiative d’intervention qui a reçu le soutien de nombreuses parties. Il nous faut mieux coordonner nos efforts de défense à l’échelle européenne. Globalement, cela représente pour notre continent une chance qui nous permet d’associer nos moyens militaires et nos capacités civiles afin de résoudre les conflits.
Cela ne serait-il pas l’occasion de faire comprendre à votre propre parti que les dépenses de défense devraient en fait atteindre 1,5 pour cent du produit intérieur brut, c’est-à-dire quelque 60 milliards d’euros, comme la chancelière fédérale l’a annoncé lors du dernier sommet de l’OTAN sans que cela se reflète pour autant dans la programmation budgétaire du ministre fédéral des Finances, le social-démocrate Olaf Scholz ?
Ce qui importe, c’est de trouver les moyens de nous adapter à un monde en pleine mutation. Comment veiller à notre propre sécurité est une question qui touche l’ensemble de la société et qui nécessite un vrai débat. Concernant la Bundeswehr, il ne s’agit pas en premier lieu de renforcer ses capacités mais de mettre en état son équipement. Et bien évidemment, notre engagement civil joue un rôle au moins aussi important.
Une notion centrale de la politique de sécurité est la garantie de sécurité nucléaire de Washington vis-à-vis de ses alliés européens. Après ce que le président américain a déclaré sur l’OTAN, n’est-il pas de rigueur pour les Européens de réfléchir à leur propre élément de dissuasion nucléaire ?
Non. Mais une chose est claire : tant qu’il y aura des armes nucléaires et que la situation restera ce qu’elle est, la dissuasion nucléaire restera indispensable pour l’OTAN. C’est pourquoi il est d’autant plus important de remettre la question du désarmement à l’ordre du jour international. La Russie est soupçonnée de violer le traité FNI qui limite le nombre d’engins à portée intermédiaire. Moscou et Washington s’accusent mutuellement à ce sujet. Il est urgent de renouer un vrai dialogue afin de maintenir cet arrangement. Notre objectif politique est le désarmement mondial et non un nouvel armement nucléaire.
En Syrie également, le retrait des États-Unis a laissé un vide que les Européens n’ont toutefois pas su combler.
Il est douloureux que nous n’ayons pas pu éviter les catastrophes humanitaires en Syrie. En ce moment, nous travaillons très dur au niveau diplomatique pour empêcher un nouveau fléau à Idlib.
La situation en Syrie a déclenché la plus grande crise politique en Allemagne, la crise des réfugiés.
Il est vrai que la communauté internationale n’a pas su trouver de solution politique à cette guerre qui sévit depuis maintenant plus de sept années. Les raisons de cet échec sont multiples et elles concernent de nombreux acteurs. Notre engagement se concentre essentiellement sur l’aide humanitaire en Syrie. Ce qui importe désormais, c’est de réunir les différents opposants – la Russie, l’Iran, la Turquie d’une part, les États-Unis, le Royaume-Uni, la France et l’Allemagne de l’autre ainsi que l’Arabie saoudite et la Jordanie – sous le toit des Nations Unies. Le fait que cela n’ait pas été réalisé jusqu’ici constitue l’une des pires défaillances de la politique internationale des dix dernières années.
Qui en est le premier responsable ?
Ce sont d’abord ceux qui ont fait la guerre dans le pays qui portent la responsabilité de la souffrance des habitants. Nous sommes actuellement à un tournant décisif dans la région d’Idlib où séjournent déjà plus de trois millions de personnes. Tous les leviers sont actionnés pour éviter un bain de sang effroyable.
Avez-vous l’impression que la Russie a une influence modératrice sur le régime de Bachar Al Assad ?
Les déclarations du ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov sont plutôt claires : la Russie participe aux frappes militaires. S’il n’y a toujours pas eu de grande offensive à Idlib, c’est surtout parce que la Russie et la Turquie ne sont pas encore parvenues à s’entendre.
On dit souvent que de nombreuses crises ne sont pas solubles sans la Russie. En vérité, elles sont parfois provoquées ou attisées par Moscou. L’Occident n’a pas encore trouvé de réponse à cela.
Il y a sans doute longtemps que la guerre en Syrie serait terminée si les Russes et d’autres avaient œuvré dans cette direction.
Il en va de même pour l’est de l’Ukraine.
Exactement. Dans les deux cas, il s’avère qu’il n’y aura pas de solution sans la participation de la Russie. C’est pour cela justement que l’Allemagne s’engage au premier plan en Ukraine comme en Syrie. Dans les deux cas, nous tentons de progresser grâce à la diplomatie.
Ce qui intéresse les Russes quant à l’engagement allemand en Syrie, ce sont des contributions financières pour la reconstruction du pays. Quelles conditions minimales l’ordre de l’après-guerre syrien devra-t-il remplir avant que l’on parle d’argent ?
Il doit y avoir un processus politique crédible qui permette la participation de tous les Syriens. L’accès humanitaire doit être assuré partout dans le pays. Nous voulons une solution politique qui offre à de nombreux réfugiés syriens la perspective de rentrer chez eux.
Quel est le prix demandé par la Russie pour concourir de manière constructive à la solution des conflits en Syrie ou en Ukraine ?
Moscou est très intéressée à ce que l’Occident participe à la reconstruction de la Syrie. À eux seuls, ni la Russie, ni l’Iran, ni la Turquie ne seront en mesure de reconstruire ce pays. Ce projet demandera un effort international auquel l’Allemagne est prête à contribuer. La Russie ne souhaite pas voir la guerre en Syrie s’éterniser. Or il n’y aura de stabilisation qu’à travers la reconstruction, le retour de millions de réfugiés et l’établissement d’un système politique stable et acceptable pour les Syriens ayant fui leur pays. Les Russes ont besoin de nous, et nous avons clairement défini nos conditions.
Certains conflits sont géographiquement beaucoup plus proches de la Russie, ces « conflits gelés » que Moscou peut rallumer à tout moment lorsqu’elle souhaite asseoir son influence en suscitant des troubles. Pourquoi en serait-il autrement en Syrie ?
Parce qu’une instabilité omniprésente ne peut pas être dans l’intérêt de la Russie.
Vous avez affirmé en prenant vos fonctions que la Russie se définissait par opposition à l’Occident. Après la visite récente de Vladimir Poutine, voyez-vous des présages d’un « redémarrage » des relations germano-russes ?
À l’heure actuelle, nos partenaires et nous-mêmes faisons tout pour dissuader la Russie de mener de nouvelles frappes militaires à Idlib. Pour y parvenir, il nous faut dialoguer avec Moscou. Nous avons conclu de nouveaux arrangements, par exemple un dialogue bilatéral sur les questions de sécurité. Il est prévu par ailleurs d’organiser une année germano-russe des coopérations universitaires et scientifiques. Les deux sont nécessaires : maintenir les échanges mais aussi afficher des positions claires. C’est le cas justement en Syrie où nous sommes catégoriquement opposés à une grande offensive sur Idlib.
À quel point le Brexit est-il susceptible de fragiliser l’importance de l’Europe sur la scène internationale ?
Je ne pense pas qu’elle sera particulièrement fragilisée. Nous sommes en train d’élaborer avec le Royaume-Uni des orientations diplomatiques communes pour l’après-Brexit. Notre politique étrangère sera étroitement concertée à l’avenir également.
Le négociateur en chef de l’UE, Michel Barnier, a visité Berlin récemment. Qu’est-ce qui domine, l’optimisme ou le pessimisme ?
Nous ne sommes pas favorables à un Brexit dur mais c’est hélas une possibilité que nous ne pouvons écarter pour l’instant. Nous ne voulons pas non plus de frontière dure entre l’Irlande et l’Irlande du Nord.
Tous les eurosceptiques ne souhaitent pas forcément sortir de l’UE comme les Britanniques. Néanmoins, on discerne dans d’autres pays européens également la tendance à faire marche arrière sur l’intégration. Comment comptez-vous y réagir ?
Face au vide laissé par les États-Unis en matière de politique étrangère et de sécurité, les défis qui attendent l’Europe sont de plus en plus nombreux. Nous devons donc faire tout notre possible pour préserver la cohésion de l’UE. Cela concerne également tous les membres avec lesquels il y a des difficultés en ce moment, comme la Hongrie, l’Italie ou la Pologne. Qu’il s’agisse du commerce, de l’économie ou de la politique étrangère et de sécurité, nous ne pourrons maîtriser les défis que si nous restons ensemble. Nous devons également trouver des solutions avec les pays d’Europe centrale et orientale pour éviter que l’Union ne soit menacée dans sa totalité.
Au sujet de la politique migratoire, l’idée que l’UE doit suivre l'exemple allemand s’est révélée être un échec.
Une telle idée serait le contraire de ce dont nous avons besoin.
La décision de la chancelière il y a trois ans d’ouvrir les frontières et de répartir les réfugiés arrivés chez nous sur l’ensemble du continent a suscité de grandes résistances au sein de l’Union européenne.
Certains pays sont prêts à engager cette voie. Je crois qu’il nous faudra bientôt trouver une solution. D’un point de vue réaliste, il est absolument improbable que tous les États membres participent à un mécanisme de répartition. Ceux qui s’abstiennent devront assumer des responsabilités dans d’autres domaines, par exemple dans la lutte contre les causes profondes des migrations ou dans les projets européens en Afrique.
Après l’élection d’Emmanuel Macron en France, beaucoup ont respiré en disant que la vague du populisme de droite et du nationalisme s’était brisée. Ce n’est pourtant pas le cas. Que doit faire la politique pour combattre les sursauts nationalistes et populistes que nous voyons partout en Europe ?
Tout d’abord : ce n’est pas ainsi partout.
Il faut admettre cependant que toutes les sociétés européennes ou presque sont atteintes d’une agitation extrême.
C’est vrai, il y a cette évolution en Europe. Mais les propositions des populistes ne sont pas à même de surmonter les grands défis. C’est une illusion de croire que le retour au nationalisme puisse résoudre les problèmes.
Mais alors pourquoi les arguments sensés des personnes sensées ont-ils de moins en moins de force ? Les choses vont au mieux en Allemagne, et pourtant la colère a atteint un niveau inexplicable au vu des conditions extérieures.
Ma mission est de contribuer à mettre un frein à cette évolution. J’estime que la meilleure façon d’y arriver est de réussir dans ce que nous faisons. Les dirigeants politiques ne doivent pas expliquer aux citoyens quels sont leurs problèmes, ils doivent les résoudre.
Vous avez affirmé récemment que le débat public se trouvait dans un coma éveillé. Qu’entendez-vous par là ?
En Allemagne, nous avons surtout abordé ces dernières années des questions purement matérielles. C’est évidemment une partie importante de notre bien-être. Toutefois, nous avons délaissé les valeurs qui rendent la vie ici tellement agréable. Nous sommes trop nombreux à penser que la liberté, la démocratie et la primauté du droit sont à jamais acquises. Elles ne le sont pas. Les valeurs qui rendent notre vie agréable et les libertés dont nous jouissons ne sont pas éternelles, et nous devons les défendre ensemble.
Propos recueillis par : Klaus-Dieter Frankenberger, Berthold Köhler et Johannes Leithäuser.
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