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Interview accordée par Johann Wadephul, ministre fédéral des Affaires étrangères, au quotidien Frankfurter Allgemeine Zeitung
Question
Monsieur le Ministre des Affaires étrangères, dans les premiers jours après votre entrée en fonction, vous vous êtes rendu à Paris, à Varsovie, à Lviv et en Israël, vous avez eu un entretien téléphonique avec le secrétaire d’État américain, entre autres, et vous avez eu des discussions sur la guerre en Ukraine avec vos partenaires à Londres. Comment le regard sur ces conflits change‑t‑il quand on se retrouve tout à coup soi‑même chef de la diplomatie ?
Johann Wadephul
Je ressens nettement combien l’Allemagne porte une responsabilité. Sur tous ces dossiers, les choses bougent beaucoup et l’on suit attentivement de partout quelle position nous allons prendre. Je veux être à la hauteur de cette responsabilité.
Question
Le président russe a ignoré l’exigence européenne d’un cessez‑le‑feu de 30 jours et a proposé des entretiens directs avec Kyïv ; en attendez‑vous quelque chose, ou bien Poutine joue‑t‑il uniquement avec la montre ?
Johann Wadephul
Poutine joue avec la montre. Mais il va devoir se rendre compte qu’il existe maintenant une position européenne étroitement concertée, qui a été clairement exprimée à travers de la visite, sans précédent, des chefs d’État et de gouvernement de France, de Grande-Bretagne, de Pologne et d’Allemagne à Kyïv. Les ministres des Affaires étrangères de ces pays sont en concertation étroite, car à la différence de Poutine, l’Ukraine et nous‑mêmes voulons qu’il y ait enfin la paix. Poutine doit se faire à l’idée que l’Europe a du poids et qu’elle joue un rôle dans ce processus.
Question
Disposez‑vous d’indices montrant que Poutine est prêt à évoluer ?
Johann Wadephul
Le fait même que Poutine évoque des négociations concrètes avec l’Ukraine est une réaction à cette nouvelle situation. Il sait que sa position tendra plutôt à se détériorer dans la période à venir.
Question
Le week‑end dernier, les choses semblaient aller dans le sens d’un nouveau moment d’unité entre l’Europe et les États-Unis, et puis le président Trump a sommé Kyïv de négocier sans exiger de cessez‑le‑feu préalable. Ce moment d’unité appartient‑il donc à nouveau au passé ?
Johann Wadephul
C’est trompeur. Je suis en contact étroit avec le secrétaire d’État Rubio. Nous voyons en outre au Sénat américain, en ce moment, se former une majorité favorable aux sanctions, qui rassemble de plus en plus de sénateurs ; c’est tout‑à‑fait remarquable. On ne doit donc se faire aucun espoir en Russie : nous collaborons étroitement au niveau transatlantique.
Question
Malgré cette collaboration, il semble toutefois que, de nouveau, l’Europe ne soit pas à la table des discussions, si celles‑ci devaient effectivement débuter jeudi en Turquie ?
Johann Wadephul
Ce qui est déterminant, c’est que les Européens, les Américains et l’Ukraine aillent dans le même sens. Et nous le voyons tout‑à‑fait clairement lorsqu’il s’agit de rappeler à la Russie l’obligation de convenir enfin d’un cessez‑le‑feu. Ce qui est en jeu, en fin de compte, c’est la résolution d’un conflit en Europe. Nous devons donc être partie prenante dans cette résolution.
Question
Est‑ce à dire que l’Europe a quand même à nouveau un partenaire avec l’Amérique de Trump ?
Johann Wadephul
Je n’ai jamais eu de doutes sur le fond quant au fait que les États-Unis sont de notre côté. Il est vrai que certaines choses nous ont déconcertés ces dernières semaines. Les nombreux entretiens que nous avons eus ont cependant montré que nous sommes unis. Je me réjouis de la perspective de discuter avec mon collègue Marco Rubio cette semaine, lors de la réunion de l’OTAN à Antalya, et nous sommes convenus de nous rencontrer très prochainement à Washington.
Question
Le chancelier fédéral était‑il donc trop pessimiste lorsqu’il a dit que l’Europe devait devenir plus indépendante des États-Unis ? Le destin de l’Europe ne laisserait‑il finalement pas le gouvernement américain indifférent ?
Johann Wadephul
Nous devons devenir plus indépendants : c’est un constat partagé dans toute l’Europe. Je trouvais déjà que la proposition du président français consistant à parler d’une souveraineté européenne était juste. Cela ne veut pas dire découplage, mais cela renvoie tout de même à la disponibilité et à la capacité d’assumer plus de responsabilités. Cela mis à part, il faut voir la déclaration de Friedrich Merz comme s’inscrivant dans une continuité. Sous le premier mandat de Donald Trump, Angela Merkel avait déjà attiré l’attention sur le fait que nous devions en faire plus car nous ne pouvons pas nous en remettre automatiquement aux Américains dans toutes les situations.
Question
Vous avez eu un entretien téléphonique avec Marco Rubio, et le chancelier Merz avec Donald Trump. Avez‑vous eu l’impression que Washington perd patience avec Poutine et que cela aide l’Europe ?
Johann Wadephul
En tout état de cause, nous sommes maintenant dans un nouveau « momentum » européen : c’est un facteur dans la politique mondiale, que tout le monde perçoit. L’Allemagne y contribue puisque nous sommes à nouveau vus comme facteur d’action.
Question
Lorsque vous étiez à Lviv, les Ukrainiens vous ont montré aussi des munitions de fabrication chinoise provenant du champ de bataille : avez‑vous encore l’espoir que la Chine puisse apporter une contribution constructive à la résolution du conflit ?
Johann Wadephul
La Chine se trouve dans un processus de mise en balance permanent pour définir ce qui sert le mieux ses intérêts. Nous devons exercer une influence sur cela et montrer clairement à la Chine que le soutien à une guerre d’agression en Europe n’est pas propice aux intérêts chinois. Cette guerre touche en effet aux intérêts européens essentiels, et elle porte aussi préjudice à la Chine.
Question
Le « momentum » européen inclut la menace de nouvelles sanctions si le cessez‑le‑feu ne voit pas le jour. Comment l’Europe veut‑elle concrétiser cette menace si elle doit craindre de ne même pas pouvoir prolonger les sanctions précédentes en raison du blocage de la Hongrie ?
Johann Wadephul
Ne sous‑estimez pas l’unité européenne : je l’ai déjà constatée dans de nombreuses discussions. Nous sommes prêts à en faire plus, et nous sommes en mesure de le faire. Je vais consacrer toute mon énergie pour que cela ne reste pas des paroles en l’air.
Question
Est‑ce que l’Allemagne est prête à discuter également de l’utilisation des avoirs russes gelés ?
Johann Wadephul
Il y a déjà des échanges intenses sur cette question au niveau du G7 et de l’Union européenne.
Question
Vous laissez donc l’option ouverte ?
Johann Wadephul
Nous avons décidé par principe de pratiquer maintenant l’ambigüité stratégique. Poutine doit savoir que, tant qu’il se comporte de manière imprévisible, il ne peut pas attendre que nous soyons prévisibles.
Question
Le fait que vous ne vouliez plus rendre public quelles armes l’Allemagne fournit à l’Ukraine relève‑t‑il de cette nouvelle ambigüité stratégique ?
Johann Wadephul
Exactement. Notre volonté est de ne plus être prévisibles et de disposer de toutes les options. Dans cette situation décisive, nous croyons que c’est une meilleure voie.
Question
Des soldats allemands iront‑ils garantir une paix sur le sol ukrainien ?
Johann Wadephul
On ne peut pas encore répondre à cette question.
Question
L’Ukraine souhaite la livraison du missile Taurus à titre de contribution. Allez‑vous le fournir, comme vous l’aviez demandé lorsque vous étiez dans l’opposition ?
Johann Wadephul
(sourit) Je vous renvoie à ma réponse sur l’ambigüité stratégique.
Question
... laquelle offre une belle possibilité d’échappatoire pour cette question.
Johann Wadephul
Je dois accepter que l’on me fasse ce genre de reproches en Allemagne. Mais tout bien pesé, il est plus important que nous produisions un effet maximal à l’extérieur.
Question
Avez‑vous obtenu une promesse de soutien de la part de votre partenaire de coalition pour la livraison du Taurus ?
Johann Wadephul
Je m’en tiens à l’ambigüité stratégique. Mais bien entendu, des questions aussi centrales font l’objet d’une concertation minutieuse au sein de la coalition.
Question
Lorsqu’un élu du SPD en charge des questions de politique extérieure s’entretient avec des Russes à Bakou, craignez‑vous que votre partenaire de coalition en revienne à son ancienne proximité avec la Russie, à une diplomatie parallèle ?
Johann Wadephul
Non. La politique étrangère de cette coalition est unique et cohérente. En tant que membre du gouvernement, il ne m’appartient pas non plus de juger le parlement.
Question
Un rapprochement avec Moscou est‑il seulement possible dans un avenir prévisible ?
Johann Wadephul
Bien sûr. Nous vivons sur le même continent et nous ne nourrissons aucune inimitié envers le peuple russe. Mais il y a à Moscou un gouvernement et un président qui foulent aux pieds le droit international et dont l’action va à l’exact opposé de nos intérêts. Si cela est corrigé, nous serons naturellement disposés à nouer des contacts à différents niveaux avec la Russie. Cela n’est malheureusement pas en vue à l’heure actuelle.
Question
« Si cela est corrigé », ça veut dire : si Poutine n’est plus au pouvoir ?
Johann Wadephul
Si cela est corrigé, quelle qu’en soit la forme. Poutine pourrait aussi modifier sa politique à 180 degrés et mettre un terme à la guerre. Ce qui est clair, c’est que la politique actuelle rend toute normalisation des relations impossible pour nous.
Question
Mais si Poutine poursuit sur sa voie, la question de la sécurité pourrait bien se poser de façon encore plus pressante pour l’Europe. Que doit‑il se passer pour que nous soyons armés pour cette époque de confrontation ?
Johann Wadephul
Nous devons poursuivre sur la voie dans laquelle nous nous sommes engagés : renforcer notre propre capacité de défense et faire de l’unité européenne une priorité, maintenir le lien transatlantique et disposer d’une économie forte. Si nous réussissons cela, je ne me fais pas de souci pour l’avenir.
Question
Lors de votre visite en Israël, il a également été question d’un futur incertain. Vous vouliez poser la question de l’intérêt stratégique qui sous‑tend l’intensification des combats par la partie israélienne dans la bande de Gaza ; avez‑vous appris quelque chose ?
Johann Wadephul
Certaines de mes inquiétudes ont été levées, dès lors qu’il est souligné que la bande de Gaza appartient aux Palestiniens et qu’ils n’ont pas à la quitter contre leur volonté, mais aussi que l’armée israélienne quittera à nouveau le territoire au terme des combats contre le Hamas. Mais nous mesurerons cela en fin de compte à l’aune des faits concrets. Il y a encore d’autres questions : comment parvenir finalement à des négociations entre Israël et les Palestiniens, et comment assurer le ravitaillement de la population dans la bande de Gaza ; mais aussi, comment l’on peut satisfaire à l’intérêt de sécurité légitime d’Israël ? Gaza ne peut en effet plus jamais être un lieu d’où se propage la terreur.
Question
Depuis début mars, Israël bloque l’approvisionnement humanitaire de la bande de Gaza ; la situation est dramatique. Israël enfreint‑il le droit international ?
Johann Wadephul
Israël a tout récemment manifesté clairement sa disponibilité à remédier rapidement à cette situation et à mettre en œuvre à brève échéance le plan américain de distribution de l’aide humanitaire. J’ai réaffirmé combien cela est urgent dans l’intérêt des personnes qui souffrent là‑bas.
Question
La CDU/CSU avait critiqué le gouvernement fédéral précédent du fait des retards dans les exportations d’armements. Est‑ce à dire que le nouveau gouvernement livrera sans retard tout ce qu’Israël souhaite ?
Johann Wadephul
Nous regarderons toujours ce qui est nécessaire et ce qui est défendable. Nous nous permettons de porter un jugement là‑dessus. C’est en Allemagne que cela doit être évalué.
Question
Ce serait une raison d’État avec des limites ?
Johann Wadephul
Ce n’est pas une limite. La raison d’État n’est toutefois pas une obligation de satisfaire immédiatement à tous les souhaits d’Israël.
Question
Le dernier ministre des Affaires étrangères de la CDU avant vous a exercé ses fonctions il y a 60 ans, au moment où les relations diplomatiques avec Israël ont été ouvertes. Avec vous, la CDU détient à nouveau le portefeuille des Affaires étrangères ; qu’est‑ce que cela signifie pour ce ministère ?
Johann Wadephul
Relativement peu, je crois. La CDU a en fait toujours été un parti orienté vers la politique étrangère et l’essentiel de cette politique a été mené dans les décennies passées par des chanceliers de la CDU. Je m’inscris dans leurs pas avec une boussole précise : l’ancrage occidental et l’orientation vers la liberté, dont Adenauer avait déjà fait le critère de référence, ainsi qu’un agenda européen, tel que Kohl et Merkel l’ont poursuivi. Tout cela s’accorde avec l’approche du ministère fédéral des Affaires étrangères.
Question
Lors de votre entrée en fonction, vous avez affirmé que vous étiez d’accord avec votre prédécesseure sur beaucoup de choses, mais pas sur tous les points. Lesquels ?
Johann Wadephul
Je voudrais faire une politique étrangère qui, dans les temps tourmentés que nous vivons, se concentre sur la mise en avant des intérêts allemands et européens. Et je voudrais redonner du souffle à ce qui est le cœur même de la diplomatie, à savoir établir des contacts et échanger des points de vue, y compris avec des partenaires qui ne nous sont pas agréables.
Question
Qu’est‑ce que cela signifie concrètement, par exemple, pour le conflit en Syrie ?
Johann Wadephul
Cela signifie que la première chose que je dis au gouvernement syrien, c’est qu’il doit organiser une concorde entre les groupes de population et combattre le terrorisme. Ensuite nous pouvons faire en sorte, en dialogue avec tous les pays voisins, que la sécurité soit garantie pour la Syrie. C’est une autre approche que celle de ma prédécesseure.
Question
Ce que vous regardez en premier, ce n’est donc pas que toutes les composantes de la population, comme les femmes, soient impliquées dans le processus de transition ?
Johann Wadephul
C’est un aspect important pour moi, mais dans cette situation précaire, je dois fixer d’autres priorités pour la région et le pays. Et la Syrie ne deviendra un pays stable que si le processus en cours est conçu de façon inclusive et si le terrorisme est combattu.
Question
Lors de votre discours d’entrée en fonction, vous avez invoqué la bénédiction de Dieu pour vos collaborateurs. Ce n’était pas l’habitude au ministère fédéral des Affaires étrangères. C’est aussi cela, le retour de la CDU à la tête de la diplomatie ?
Johann Wadephul
C’est une expression personnelle. Je suis heureux que la foi chrétienne m’apporte une confiance et me donne une orientation. C’est ce que je souhaite à tout un chacun. Mais ce qui compte, c’est que chacun soit heureux à sa façon.
Propos recueillis par Matthias Wyssuwa