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« Si nous voulons être pris au sérieux, nous devons nous impliquer »
Interview du ministre fédéral des Affaires étrangères Sigmar Gabriel accordée au quotidien « Bonner General-Anzeiger », portant notamment sur les relations transatlantiques, l’Europe et les migrations.
Monsieur le Ministre, vous serez désormais à Bonn plus régulièrement. Avez-vous des liens personnels avec cette ville ?
En effet, ma trajectoire politique m’a souvent mené ici. Adolescent, j’allais déjà beaucoup à Bonn puisque »Die Falken„, la traditionnelle organisation de jeunesse du SPD, avait son siège dans la Kaiserstrasse. Une fois, nous avons peint le bureau en rouge, ce qui a suscité une initiative citoyenne pour empêcher de doter les façades de couleurs politiques (rires). Plus tard, ma première réunion au Bundesrat en tant que ministre-président a eu lieu à Bonn, en 1999. C’était en même temps la dernière réunion du Bundesrat dans l’ancien bâtiment du Bundeshaus. Nous étions assis sur des chaises pliantes. Bien sûr, j’étais aussi parmi les centaines de milliers de manifestants qui ont protesté contre le réarmement nucléaire au début des années 1980, dans le parc du Hofgarten ici à Bonn. En tant que ministre fédéral de l’Environnement, j’ai pu par la suite contribuer à l’agrandissement du campus des Nations Unies. En quelque sorte, tous les chemins m’ont toujours mené à Bonn.
Depuis lors, vous avez parcouru un long chemin politique.
De fait, si quelqu’un m’avait dit à l’époque que je finirais par apprécier Henry Kissinger, je l’aurais sans doute nié catégoriquement. Aujourd’hui, j’affirme que l’université peut se féliciter d’avoir une faculté qui porte son nom.
Au semestre prochain, vous serez chargé de cours à l’université de Bonn...
Cela sonne très pompeux ! En vérité, mon activité se limitera à un cadre plutôt modeste.
En quoi cette mission vous a-t-elle séduit ?
J’ai souvent été invité à donner des conférences dans des universités. Mais cela se passe toujours de la même manière : on arrive, puis on repart. Quand les Bonnois m’ont demandé si j’avais envie de m’engager dans un projet à plus long terme, dans l’optique de la création d’un nouveau département de recherche européen, j’ai trouvé cela passionnant.
Seriez-vous en train de préparer votre carrière après la politique ? Car vous n’allez peut-être plus rester longtemps aux Affaires étrangères.
Ma mission à Bonn est très restreinte, elle est conçue de manière à ce que je puisse la gérer sans problèmes à côté de ma fonction de ministre fédéral des Affaires étrangères. Je tiens d’ailleurs à préciser qu’il s’agit d’un engagement bénévole à titre entièrement gracieux. Si un jour je devais quitter mon poste, la question du temps se poserait moins, évidemment (rires). Mais je préfère ne pas émettre de pronostics là-dessus.
Envisagez-vous d’autres projets universitaires chez nous ?
Dans la mesure où mon emploi du temps me le permet, oui. Je pense que l’université aimerait bien m’embaucher comme sparring-partner, pour ainsi dire. Inversement, les discussions avec les étudiants et les échanges avec les scientifiques de l’université de Bonn sont pour moi une sorte de formation continue. Vous savez, l’apprentissage marche toujours dans les deux sens.
Les échanges entre les mondes scientifique et politique sont-ils trop rares ?
C’est vrai, hélas. En Allemagne, nous n’avons pas la tradition des think tanks. C’est partiellement dû au fait qu’après la Seconde Guerre mondiale, nous n’avons jamais prétendu à une conception stratégique, voire géostratégique de la politique. Pour de bonnes raisons, nous avons laissé cette besogne aux Britanniques, aux Français et aux Américains. Or, les enjeux internationaux sont en pleine mutation, et ce, à une vitesse impressionnante. Les États-Unis sont en train de redéfinir leur rôle, le Royaume-Uni quitte l’Union européenne et avec la Chine, une nation à la pensée réellement stratégique vient de faire son entrée sur la scène internationale. Tout cela demande une réaction de la part de l’Europe et représente un défi pour l’Allemagne. Nous devons nettement développer nos capacités, allemandes et européennes, d’élaborer des stratégies à l’échelle de la politique internationale.
Quelles sont les conséquences, faut-il s’affirmer davantage dans le monde ?
Nous vivons dans un monde où les Allemands et les Européens doivent oser définir leurs intérêts économiques et politiques, sans crainte d’axer notre politique sur ces intérêts justement. C’est ce que j’entends par la capacité d’élaborer des stratégies. Les échanges avec le monde scientifique peuvent nous aider à y parvenir.
Qu’est-ce que cela signifie quant à nos relations avec les États-Unis, par exemple ?
Nous n’avons jamais eu de stratégie pour les États-Unis car nous n’en avions pas besoin. En effet, nous étions toujours impliqués étroitement dans le lien transatlantique. Aujourd’hui toutefois, les États-Unis sont en train de se retirer de l’ordre mondial libéral qu’ils ont eux-mêmes créé. Washington ne se sent plus responsable de l’architecture de la communauté internationale, et la Chine est vraisemblablement le seul pays qui dispose actuellement d’une véritable stratégie géopolitique. On ne saurait le lui reprocher. Ce qu’il faut nous reprocher à nous, en revanche, c’est de n’y avoir trouvé aucune réponse jusqu’à présent. Même si cela nous semble difficile, il est pourtant indispensable de définir les intérêts de l’Europe et de l’Allemagne et d’élaborer des stratégies pour trouver notre place dans le monde. Cela nécessite aussi une large volonté, au sein de la société, de se préoccuper des questions de politique étrangère. Or ces questions sont bien souvent désagréables.
Par exemple ?
Elles sont désagréables parce que nous avons fréquemment affaire à des pays aux mentalités ou aux gouvernements diamétralement opposés aux nôtres, moins démocratiques, plus axés sur le pouvoir et souvent très impitoyables. Néanmoins, il n’est pas possible pour autant d’esquiver ces pays. Nous ne pouvons donc pas nous replier sur notre morale politique et sur nos valeurs, car celles-ci ne sauraient s’affirmer toutes seules. Un exemple particulièrement épineux est la question des armes – faut-il en livrer aux autres pays, et si oui, à qui ?
L’Égypte nous montre à quel point cette décision peut être difficile : devons-nous lui fournir les technologies nécessaires pour contrôler la frontière avec la Libye et empêcher ainsi le trafic d’armes qui cause la souffrance des personnes touchées par les conflits et les guerres civiles ? Ou devons-nous refuser parce que tout matériel militaire est susceptible d’être employé contre des manifestants, par exemple ? Dans les deux cas, nous risquons de nous rendre coupables. Cependant, nous ne pouvons pas rester à l’écart non plus, puisque les conflits et les guerres civiles provoquent toujours des mouvements d’expulsion et de migration vers l’Europe. Toutes ces questions demandent un débat raisonnable et éclairé autour de la politique étrangère.
Notre société a-t-elle besoin d’être plus pragmatique ?
Elle l’est déjà. Ce qu’il nous faut davantage, c’est la volonté, de la part des responsables politiques, de discuter avec la population. Bien trop souvent, les décisions sont prises sans consultation suffisante de l’opinion publique.
Quels sont les défis qui attendent l’Europe ?
L’Europe n’a pas été fondée pour être un acteur international, à juste titre. Elle a été fondée pour préserver la paix à l’intérieur. Toutefois, nous réalisons aujourd’hui que cela ne suffit plus. L’Asie, l’Amérique latine et l’Afrique sont en pleine croissance. Nous, en revanche, sommes en diminution. Dans le monde de demain, nos enfants n’auront une voix que si c’est une voix européenne.
Même l’Allemagne, si forte, n’aura plus droit au chapitre si elle reste isolée. Seulement, il est gênant de s’immiscer dans le monde. C’était facile autrefois de récriminer contre les États-Unis dans leur rôle de gendarme mondial quand quelque chose ne marchait pas. À présent, nous constatons que là où les États-Unis se retirent, ils ne laissent pas de vide, mais leur place est reprise par de nouvelles puissances : la Chine dans le domaine du commerce, la Russie et l’Iran en Syrie, autant de pays aux valeurs très différentes des nôtres. Si nous voulons être pris au sérieux, nous devons nous impliquer. C’est dans l’intérêt de l’Allemagne. Si nous n’agissons pas, nos intérêts seront ignorés au même titre que nos valeurs.
Qu’est-ce que cela signifie pour la politique étrangère allemande ?
Nous ferions bien d’intégrer systématiquement nos propres stratégies nationales dans un cadre stratégique européen. L’Allemagne et la France doivent être le moteur de cet effort d’unification.
Hélas, il y a longtemps que l’Europe n’a plus été aussi divisée.
Malheureusement, le fossé ne se creuse pas seulement entre le Nord et le Sud, pour des questions économiques et monétaires, mais aussi en partie entre Est et Ouest, du moins concernant les questions de souveraineté nationale et de respect de la primauté du droit en Europe.
Comment agir face à des pays comme la Pologne et la Hongrie ?
La première étape est d’entamer un dialogue sur ces questions. Je suis contre le fait que les Allemands donnent des leçons autour d’eux. En revanche, je suis pour le fait que nous ayons une position claire en matière de primauté du droit. On ne peut pas accorder de crédits à ceux qui violent les normes européennes à ce sujet. Cependant, dans d’autres domaines, j’ai un peu plus de réserves. En Allemagne, nous avons parfois tendance à ériger notre libéralisme en critère universel. Pourtant, nous-mêmes n’avons pas toujours été tellement libéraux. Quand j’étais petit, ma mère avait besoin de la permission de mon père pour aller travailler. L’homosexualité était un délit. Nous devons comprendre que pour réaliser des progrès qui nous ont pris 70 ans, d’autres n’avaient que 25 ans.
Concernant la politique des réfugiés, faut-il donc aussi plus de flegme ?
À mes yeux, l’accueil des réfugiés est une tâche paneuropéenne. C’est d’ailleurs également l’opinion de la Cour de justice de l’Union européenne, et il s’agit notamment de faire respecter cette décision, juridiquement fondée, par chacun des États membres. Néanmoins, j’avoue que j’hésite à montrer du doigt les autres pays européens. On n’a jamais trouvé de solutions en mettant les autres au pied du mur.
Personnellement, je préfère dialoguer et tenter de les convaincre, même si ce n’est pas toujours facile. La politique internationale, c’est comme les rapports personnels : si je veux atteindre quelqu’un, je dois d’abord essayer de le comprendre. Nos prédécesseurs à Bonn le savaient déjà. De temps en temps, j’aimerais que nous ayons davantage la délicatesse des Genscher et Kohl, des Schmidt et Brandt du temps de la République de Bonn, et un peu moins l’arrogance de la République de Berlin.
Concernant l’avenir de l’Union européenne, le président français Emmanuel Macron a pris les devants. Cela fait des mois qu’il a formulé plusieurs propositions, sans aucune réponse de Berlin jusqu’à ce jour.
Il a reçu une réponse positive de la part des sociaux-démocrates. Le problème, c’est que ce silence n’est pas dû uniquement aux pourparlers en cours sur la coalition. Après l’élection d’Emmanuel Macron, la Chancellerie fédérale a refusé de réagir, préférant attendre qu’il fasse ses preuves. C’est pourquoi, en termes de propositions, la France mène dix à zéro. Il est temps de changer le score.
Comment une Europe en désaccord peut-elle s’afficher unie sur la scène internationale ?
Vous savez, on a souvent tenté de nous diviser de l’extérieur par le passé. La Russie pendant le conflit ukrainien, George W. Bush lors de la question iraquienne, les marchés financiers durant la crise de l’euro. Ils ont tous échoué. Toujours est-il que l’Europe doit plutôt agir que réagir.
L’Europe est-elle encore prise au sérieux ? Face au nombre grandissant des systèmes autoritaires, notre modèle démocratique et libéral semble perdre de son attractivité.
On peut avoir cette impression. Mais je doute qu’à Pékin ou à Shanghai, où l’on suffoque et où la corruption est à l’ordre du jour, on soit d’accord avec votre constat. Au contraire, l’Europe est devenue un lieu désiré pour des millions de personnes. Nous vivons effectivement une compétition entre les sociétés libérales et autoritaires. C’est pourquoi il va nous falloir à nouveau défendre davantage notre liberté, au niveau économique, politique et parfois aussi militaire, malheureusement.
Ces arguments suffisent-ils pour convaincre les gens de ne pas succomber à la tentation d’un État autoritaire ?
Le partenariat avec l’Europe doit offrir non seulement une meilleure perspective économique, mais aussi plus de sécurité. Il nous reste beaucoup à faire dans ce domaine. Regardez la Libye : nous critiquons à juste titre les conditions de vie dans les camps de réfugiés des milices. Mais en vérité, qui est disposé à lutter, aux côtés d’un gouvernement qui, je l’espère, sera bientôt assez fort et jouira d’une légitimité démocratique, contre ces milices qui sèment la terreur ? Le sommes-nous ? Ou attendons-nous plutôt que quelqu’un d’autre s’en charge à notre place ?
Devrions-nous l’être ?
Certainement. Non pas en tant que puissance interventionniste, mais en coopération avec d’autres partenaires et avec le gouvernement d’union nationale en Libye. Comme c’est le cas au Mali, où nous œuvrons pour protéger la population face à une aggravation du terrorisme. Toutes ces questions sont certes très désagréables, mais si nous les esquivons maintenant, nous serons inévitablement rattrapés un jour par leurs conséquences.