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Discours de Monsieur Michael Roth, ministre adjoint chargé des Affaires européennes et membre du Bundestag allemand, sur le thème « L’Europe en pleine crise de l’âge mûr ? Des idées pour la prochaine tranche de vie » le 5 décembre 2018 au BASECAMP à Berlin

11.12.2018 - Discours

Vous connaissez cela sûrement ou vous en avez déjà entendu parler : vous vivez depuis des années dans une relation stable qui vous satisfait. Votre carrière marche bien. Du côté des enfants, le plus dur est passé. Vous avez presque fini de payer votre appartement. Et tout à coup, vous voilà déboussolé. Vous vous demandez si ça s’arrête là. Vous vous dites qu’il doit bien y avoir encore autre chose.

C’est peut-être ce qui se passe plus ou moins avec l’Europe. Car l’Union européenne traverse, elle aussi, une grave crise existentielle. Et on se demande un peu pourquoi car, en fait, l’Europe unie pourrait être assez fière de ses accomplissements de ces dernières décennies : la paix, la liberté et la prospérité pour beaucoup. L’unité dans la diversité. Des frontières ouvertes et la libre circulation des personnes, du Portugal à la Pologne, de la Finlande à l’Italie. Le plus grand marché intérieur et l’une des trois monnaies de réserve mondiales.

Un bilan donc tout à fait acceptable, pourrions-nous dire. Et pourtant, malgré toutes ces réussites, l’UE est aujourd’hui en proie au doute, à l’insatisfaction et à la peur de l’avenir. Le nationalisme et le populisme menacent de la faire imploser. Alors, l’Europe a-t-elle déjà vécu ses meilleures années ?

Pour moi, Européen, qui parcours depuis maintenant plus de trois décennies toute l’Europe, cette crise existentielle se montre partout : pas seulement à Bruxelles mais aussi à Budapest, à Rome, à Paris, à Skopje ou à Duisbourg. Et nous y avons sûrement contribué. Car dans le domaine de la politique européenne justement, le nouveau gouvernement fédéral avait de grandes ambitions : il annonçait « un nouvel élan pour l’Europe », mais ce nouvel élan n’a pas duré.

Les grands projets de la politique européenne risquent d’être réduits en poussière à Berlin et à Bruxelles. L’Allemagne a mis du temps à répondre à Emmanuel Macron, et cette réponse ressemblait pour beaucoup plutôt à un « oui » hésitant qu’à un franc « allons-y ! »

Je ressens actuellement surtout chez la jeune génération proeuropéenne une grande désillusion et de la déception. Les rencontres sur l’Europe avec les jeunes signifiaient toujours pour moi recharger les batteries. J’y trouvais ce qui est vraiment important à mes yeux : une passion effrénée pour l’Europe, de grands rêves sans aucune autocensure, du courage et une volonté de transformation, de réforme. Mais l’atmosphère a changé. Aujourd’hui, mes yeux se portent sur de nombreux visages sceptiques, les questions sont plus critiques qu’elles ne l’étaient.

Beaucoup de discours ont été prononcés sur l’Europe ces dernières semaines et ces derniers mois. Et en voilà un de plus, le mien. J’aimerais ce soir partager avec vous quelques idées personnelles, en faisant abstraction de mes fonctions ou des considérations partisanes. Je vous le promets : aujourd’hui, je vous présente du 100 % Michael Roth !

Oui, l’Europe traverse une crise de l’âge mûr. Mais ce n’est pas un cas désespéré destiné à finir sur le divan d’un thérapeute, mais plutôt un candidat pour un coaching de motivation. Imaginons donc que l’Europe soit une personne en chair et en os et qu’elle nous demande de lui donner quelques bons conseils pour aborder la prochaine tranche de vie. Je me propose de tenter ce soir ce petit exercice avec vous et avec Deniz Yücel et Almut Möller. Je remercie également la Fondation Schwarzkopf et le Mouvement Européen-Allemagne, nos hôtes ce soir.

L’Europe a encore ses meilleures années devant elle. Je n’ai pas peur pour elle si elle passe maintenant d’une phase éprouvante de réflexion autocritique à une phase de recherche identitaire et de réorientation. J’ai quatre conseils à donner à ma vieille amie l’Europe.

  • Premièrement, rompre avec la routine – rester active et en mouvement en vieillissant.
  • Deuxièmement, élargir son horizon – entretenir et étendre son cercle d’amis.
  • Troisièmement, impliquer ses partenaires – s’écouter mutuellement et se prendre au sérieux.
  • Quatrièmement, suivre ses propres principes – rester fidèle à soi-même et avoir des rapports dignes les uns avec les autres.

Rompre avec la routine – rester active et en mouvement en vieillissant.

Proposition : une nouvelle dynamique donnée par « l’Europe des locomotives »

Cela fait du bien de bouger et d’être actif, surtout en période de crise. Cela libère la créativité et ouvre de nouvelles pistes. Ces derniers temps, l’UE a pourtant manqué de dynamique puissante. Sans élan, apathique, elle s’est trop confortablement installée sur le divan du consensus et de l’unanimité. Le progrès ? Aux abonnés absents ! Pourtant, c’est bien connu, l’oisiveté est la mère de tous les vices, ce qui est tout spécialement vrai pour une Europe que tous veulent voir enfin avancer et livrer des résultats.

Ce sont moins les institutions européennes qui freinent mais plusieurs États membres qui préfèrent jouer les cavaliers seuls que de travailler à des solutions communes. « L’Europe unie » est et reste notre objectif. Car en cette période tumultueuse de la mondialisation, dans ce monde en proie aux crises et aux conflits, l’Europe reste notre meilleure assurance-vie. Les épreuves actuelles peuvent être surmontées, mais uniquement avec l’Europe, jamais sans elle !

Et même s’il est hautement souhaitable que tous les États membres de l’Union européenne unissent leurs efforts, nous ne pourrons pas toujours attendre qu’une idée parvienne à convaincre le dernier des sceptiques et des critiques de l’UE.

De plus, je ne peux me résoudre à accepter que les solutions européennes se soldent toujours par le plus petit dénominateur commun.

« L’Europe unie », c’est bien et c’est juste. Mais nous avons besoin maintenant de locomotives qui avancent courageusement dans des projets de plus en plus nombreux et dont les succès convainquent les autres partenaires. Si les solutions à l’échelle européenne restent peu ambitieuses ou qu’elles ne voient même pas le jour, je préfère encore une Europe des locomotives à une Europe de l’immobilisme.

Je ne vise nullement à consolider un noyau dur européen. Car il ne faut pas se faire d’illusions, cela fait belle lurette que « l’Europe à plusieurs vitesses » est une réalité – il suffit de songer à la zone euro ou à l’espace Schengen. Avancer à plusieurs vitesses, cela n’est d’ailleurs pas dramatique, à condition d’aller dans la même direction. Les instruments nécessaires sont, on le sait, fixés dans les traités européens – il ne s’agit donc pas d’un sujet tabou mais plutôt d’une politique acceptée.

Et puis, la coopération renforcée n’est pas un cercle fermé, elle reste au contraire ouverte et dynamique. Selon les problèmes, elle peut réunir des groupes d’États membres complètement différents. Il y a plusieurs variantes : Ouest et Est, Nord et Sud. Pour pouvoir réunir neuf États membres – c’est le nombre minimum selon le traité UE –, il faut que nous fassions tous preuve d’une plus grande souplesse. Et nous devons réapprendre à apprécier le compromis à sa juste valeur.

Les locomotives doivent maintenant mettre le turbo et élaborer rapidement des initiatives communes, qui devront naturellement déboucher sur des résultats concrets. Cela m’irrite par exemple de voir que nous n’avons pas avancé substantiellement, ces dernières années, dans l’introduction d’une taxe sur les transactions financières.

En particulier la zone euro doit maintenant avancer avec détermination et donner un signal d’efficacité politique.

Si nous n’arrivons déjà plus au sein de l’Union à un consensus sur l’idée de vivre dans une « Union sans cesse plus étroite », nous devrions nous entendre sur une étape intermédiaire ambitieuse, à savoir une « zone euro sans cesse plus étroite ».

La proposition franco-allemande de budget de la zone euro est un coup d’envoi prometteur dans ce sens. Mais cela ne suffit pas. À long terme, l’Union économique et monétaire ne pourra survivre que si elle progresse courageusement vers une véritable union sociale.

La crise économique et financière a accentué dramatiquement les clivages sociaux. En pleine zone euro, il y a des régions abandonnées et des îlots de pauvreté : dans le sud de la France et de l’Italie, le taux de chômage dépasse 40 pour cent. Et on compte encore aujourd’hui plus de 19 millions de pauvres dans la zone euro, dont 2,2 millions en Grèce seulement.

Ces dernières années, je me suis rendu surtout aux endroits où la situation sociale était particulièrement dramatique. À Palerme, Thessalonique, Lisbonne ou Marseille, j’ai rencontré des jeunes qui arrivaient à subsister tant bien que mal au moyen de stages non rémunérés et de petits boulots. Ce qui les a sauvés de la catastrophe, ce n’est pas un État social qui fonctionne mais uniquement le soutien familial. Et pourtant, entre colère et déception, brillait encore une lueur d’espoir. Ces jeunes n’ont pas encore renoncé à l’Europe. Au contraire ! Cela m’encourage et me stimule.

Face au risque de rupture sociale, l’UE doit se considérer encore bien davantage comme un correctif social. Avec la stratégie de Lisbonne et la stratégie « Europe 2020 », nous nous sommes certes fixé des objectifs ambitieux ces deux dernières décennies pour favoriser la croissance et l’emploi dans toute l’Europe. Néanmoins, les deux stratégies ont achoppé sur une mise en œuvre pratique bien trop vague. Pour que la coordination soit efficace, elle doit être plus contraignante !

Où voulons-nous donc aller avec la zone euro dans la décennie à venir ? Nous devons avoir pour ambition de corriger les déséquilibres sociaux massifs dans les 19 pays de la zone euro et de créer d’ici à 2030 des conditions de vie pratiquement égales.

Une stratégie « Euro 2030 » prometteuse pourrait viser à garantir une couverture sociale minimale de qualité comparable dans la zone euro au moyen de lignes directrices contraignantes, de fourchettes cibles et de normes minimales dans la politique de l’éducation et de l’emploi, le régime d’assurance vieillesse, les soins de santé et la lutte contre la pauvreté. Le respect des objectifs pourrait être surveillé par un ministre européen des Affaires sociales, qui serait soumis, tout comme une ministre européenne des Finances, au contrôle démocratique d’un Parlement de la zone euro composé de membres du Parlement européen et des parlements nationaux.

Dans « l’Europe à plusieurs vitesses », la zone euro a toujours porté une responsabilité particulière pour la stabilité et la cohésion de l’Europe entière. Mais il y a quelque chose qui manque souvent dans ce débat : à l’exception du Danemark et pour l’instant encore du Royaume-Uni, tous les États membres de l’Union européenne sont tenus en vertu des traités européens d’introduire la monnaie commune dès qu’ils remplissent les critères de convergence. Cependant, plusieurs pays non membres de la zone euro enfreignent à l’heure actuelle délibérément ces contraintes pour pouvoir réévaluer ou dévaluer librement leurs monnaies nationales en cas de crise.

Sommes-nous vraiment prêts à accepter cette situation ? Nous devons sortir de ce débat sur les manques et relancer enfin un débat sur les atouts, ce en réformant avec courage et détermination la zone euro de telle façon qu’il soit nettement plus intéressant pour les sept derniers pays non membres de rattraper les locomotives de la zone euro que de rester à la traîne. L’appartenance à la zone euro doit devenir le turbo de la stabilité sociale, de la compétitivité économique et de finances solides ! Ce serait la meilleure recette contre les crises futures.

Élargir son horizon – entretenir et étendre son cercle d’amis.

Proposition : l’Europe, projet de paix et de stabilité offrant une perspective d’adhésion aux Balkans occidentaux et à l’Europe orientale

Un environnement stable est utile à qui veut surmonter une crise existentielle. L’Europe a elle aussi besoin de bons amis sur lesquels elle puisse compter les yeux fermés en cas de crise. De nouvelles impulsions et des points communs insoupçonnés attendent à nos portes. L’introversion et le repli sur soi sont plutôt contre-productifs, nous devons nous montrer plus curieux et plus ouverts vis-à-vis de nos voisins immédiats.

Le bon voisinage, la stabilité et la paix en Europe ne sont nullement une évidence. Il y a quelques jours, j’étais à Maillé, dans l’ouest de la France. Dans ce petit village, les troupes allemandes ont commis, le 25 août 1944, un massacre barbare au cours duquel 124 personnes ont connu une mort atroce. Une femme, qui était enfant à l’époque, m’a raconté comment elle a survécu par pur hasard. Après s’être disputée avec ses parents ce jour-là, elle s’était sauvée. Toute sa famille a été assassinée ce 25 août 1944. Le jour du massacre était son anniversaire. Elle ne l’a plus jamais fêté. Aujourd’hui encore, elle se fait de gros reproches parce qu’elle a survécu, et pas sa famille.

Maillé est comme Ypres et Verdun, Auschwitz, Stalingrad et Srebrenica l’un des nombreux théâtres d’atrocités en Europe. Ces lieux nous rappellent à quoi peuvent mener la haine et un nationalisme aveugle. De nos jours, les conflits dans l’UE ne se règlent plus, fort heureusement, sur le champ de bataille mais à la table de négociation. Les ennemis jurés d’hier sont devenus des amis et des partenaires qui vivent ensemble et travaillent étroitement dans la paix et le respect. Quel remarquable progrès de la civilisation !

Malheureusement, la paix, la stabilité, la démocratie et l’état de droit ne sont pas une réalité vécue partout en Europe. Jusqu’à présent, nous ne sommes pas parvenus à faire du projet de paix de l’UE un véritable projet de paix et de stabilité européen.

Dans ce contexte, je suis surtout préoccupé par notre voisinage oriental : en ce moment précis se livre en effet sur le sol européen une guerre sanglante, dont la Russie est largement responsable. En dépit de nombreuses initiatives diplomatiques, des personnes meurent presque chaque jour sur le front oriental de l’Ukraine. Et le conflit actuel dans la mer d’Azov nous fait prendre conscience une fois de plus de la fragilité de la situation en Ukraine. En Géorgie, en Arménie et au Moldova, il existe également des conflits gelés qui peuvent se réactiver à tout moment.

Dans les années 1990, nous avons vu dans les Balkans occidentaux ce que cela signifie quand il n’y a pas d’ancrage européen. À cette époque, dans l’ex‑Yougoslavie, des centaines de milliers de personnes ont été tuées, déplacées ou chassées à cause de guerres civiles sanglantes, parce que l’on n’arrivait plus à maintenir une coexistence pacifique des différentes ethnies, religions et cultures.

Depuis le sommet de Thessalonique en 2003, toute la région dispose d’une perspective d’adhésion concrète à l’UE que nous n’avons cessé de réaffirmer. Car les Balkans occidentaux ne sont pas justement l’arrière-cour de l’Europe mais la cour intérieure de la maison européenne. Il leur reste, c’est certain, encore beaucoup à faire pour rejoindre l’Union européenne : les six pays des Balkans occidentaux sont confrontés, à des degrés différents, à la corruption et au crime organisé, à des déficits en matière de gouvernance et à des conflits régionaux non résolus. Ce qui rend ce cycle d’élargissement si difficile, c’est surtout le fait que nous avons tiré la leçon des erreurs du passé. C’est pourquoi les chapitres les plus difficiles sont maintenant abordés dès le début des entretiens : la démocratie, l’état de droit et la lutte contre la corruption.

Pour les pays du Partenariat oriental, cette perspective concrète d’adhésion à l’Union européenne n’existe pas. Il est possible que nous ayons de bonnes raisons, mais nous devrions néanmoins offrir à ces pays nettement plus que nous ne l’avons fait jusqu’ici, c’est-à-dire au moins un « Partenariat oriental+ ». En particulier en Ukraine, en Géorgie et au Moldova, une nette majorité de la population aspire à rejoindre l’UE. Mais chez nous, dans l’UE, on reste largement sceptique et désuni.

Quand je parle aujourd’hui, cinq ans après les manifestations proeuropéennes sur la place Maïdan à Kiev, avec de jeunes Ukrainiennes et Ukrainiens, je constate avant tout désillusion, espoirs déçus et impatience. Et disons-le franchement, ces jeunes qui aspirent tant à rejoindre l’Europe se sentent de plus en plus abandonnés. Et je serais bien en peine de leur expliquer pourquoi nous exigeons sans arrêt des réformes de la part de l’Ukraine mais ne sommes pas prêts, nous, à faire une offre intéressante à la population sur place. Pourquoi donc procéder à des réformes ? Quel est l’intérêt de rester plus longtemps en Ukraine ?

Ce qui importe avant tout pour moi, c’est d’offrir à ces jeunes une perspective prometteuse dans leur pays d’origine. J’aimerais leur dire : « Restez chez vous ! Car vous avez envie de votre pays et envie d’Europe ! Car nous formons une communauté. » Que pensez-vous par exemple d’un office pour la jeunesse et l’éducation du Partenariat oriental financé et tenu par l’UE ? L’Office régional de coopération pour la jeunesse des Balkans occidentaux (RYCO) est dès à présent un format innovant dans cette région.

En 2019, le Partenariat oriental fêtera son dixième anniversaire. Une bonne occasion de dresser un bilan à mi-parcours et d’explorer ensemble la configuration possible d’une nouvelle Ostpolitik européenne. Je me doute que de difficiles débats internes nous attendent encore à ce sujet car nous n’avons jusqu’ici qu’un compromis a minima tant sur le thème de la Russie que sur la question de l’élargissement.

Mais il est tout aussi clair qu’une nouvelle Ostpolitik européenne ne doit pas courber l’échine devant la pensée géostratégique des sphères d’influence. Elle ne doit en premier lieu jamais aboutir à ce que des États souverains et indépendants soient broyés entre leurs relations traditionnelles avec la Russie et leur vocation européenne. Nul n’a de droit de veto, la Russie pas plus que quiconque. Car se tourner vers l’Europe ne signifie pas automatiquement se détourner de la Russie. Dans ces questions, il nous faut préférer le tact aux pactes !

Impliquer ses partenaires : s’écouter mutuellement et se prendre au sérieux.

Proposition : renforcer la démocratie européenne par le dialogue et la participation

Les crises ont tendance à isoler. Et pourtant, en règle générale, les meilleures solutions ne s’élaborent pas en ruminant les problèmes, mais en échangeant avec ses amis et partenaires, qui vous contredisent à l’occasion et lancent de nouvelles idées.

La démocratie européenne est tout aussi inimaginable sans un dialogue ouvert. Depuis que je travaille dans la politique européenne, l’éloignement des citoyens et le déficit démocratique de l’UE sont des thèmes récurrents. Malgré certaines innovations, l’UE a encore du mal à intégrer la participation directe des citoyennes et des citoyens. Il faut le dire aussi, pour être tout à fait honnête : les citoyennes et les citoyens européens se défient tout autant de la politique européenne. Autant dire que c’est un sentiment réciproque.

Comme dans toute relation, se parler aide toujours quand une crise s’annonce. Et il y a de quoi dire, en matière d’Europe ! C’est pourquoi nous avons lancé une grande expérience cette année, à l’échelle du continent. Au cours des derniers mois, tous les Européens et toutes les Européennes ont été invités à prendre part à une vaste discussion sur l’avenir de l’Europe. Nous devons l’idée à une initiative du président français Emmanuel Macron. 27 États membres ont participé. Rien qu’en Allemagne, entre mai et octobre 2018, une bonne centaine de forums a réuni plus de 6 000 participantes et participants.

L’objectif était de se faire, d’ici l’automne 2018, une idée aussi étendue que possible des attentes, des préoccupations et des critiques des Européennes et des Européens. Mais ce n’est pas tout. Nous avons proposé aux citoyennes et aux citoyens d’inclure les résultats de ces dialogues citoyens dans les consultations du Conseil européen les 13 et 14 décembre. Discuter dans toute l’Europe, mais aussi en tirer des conclusions précises et les adresser aux chefs d’État et de gouvernement, cela peut constituer une véritable chance.

Pour beaucoup, ce processus ne va pas assez loin. Pour moi non plus ! Lors des dialogues citoyens, j’ai généralement rencontré des personnes intéressées par la politique, diplômées de l’enseignement supérieur et plutôt proeuropéennes. Ce n’est pas un échantillon représentatif de notre société. Cela ne suffit pas d’échanger entre habitués et de nous rassurer mutuellement sur le fait que nous trouvons l’Europe formidable. Il est bien plus difficile d’inviter concrètement au dialogue ceux qui ne font justement pas partie de cette tranche polyglotte et cosmopolite de la population. Et cette question me taraude : comment toucher les cœurs et les esprits de ceux qui se sont détournés depuis longtemps des débats sociétaux et restent confinés dans leurs caisses de résonance eurosceptiques ?

C’est la raison pour laquelle j’ai proposé de nous appuyer sur les expériences positives des dialogues citoyens et de développer le format de forums réguliers sur l’Europe.

Afin de dépasser un débat destiné purement aux élites, les forums se composeront à l’avenir d’au moins une moitié de participants choisis de manière représentative. Dans les régions frontalières, en particulier, nous devrions développer ces évènements. Surtout, le processus de dialogue européen doit être davantage contraignant. Ceux qui débattent doivent savoir ce que deviendra le fruit de leurs échanges. C’est pourquoi à l’avenir, les idées élaborées par les citoyennes et les citoyens devraient être discutées lors des débats publics au Parlement européen, au conseil des ministres de l’UE et dans les parlements nationaux.

Quiconque veut rapprocher l’UE des citoyens doit aussi impliquer davantage la jeune génération. Aucune tranche d’âge n’est plus favorable à l’UE que celle des 15-24 ans. Et pourtant, le taux de participation des plus jeunes aux élections européennes est très en-dessous de la moyenne. Les jeunes d’Europe misent de moins en moins sur les formes conventionnelles de participation politique, mais s’engagent plutôt de manière ponctuelle et sur des thèmes précis. Il faut s’y adapter de manière intelligente et prudente, par exemple en baissant l’âge requis pour les initiatives citoyennes européennes de 18 à 16 ans ou par un usage plus intensif de formats innovants de dialogue en ligne.

Les jeunes gens sont souvent proeuropéens parce que pour eux, voyager, étudier ou aimer en Europe va de soi. Les personnes plus âgées empruntent des chemins plus balisés et sont plus rarement poussées à tenter quelque chose de complètement nouveau. J’ai une autre proposition à ce sujet : pourquoi ne pas créer un service volontaire européen pour les séniors dans la fleur de l’âge, une sorte de programme « Europe 60+ » ? La vieille génération a tant d’expérience et d’expertise dont toute l’Europe pourrait profiter.

J’imagine un professeur d’allemand à la retraite de Transylvanie enseigner l’allemand à des enfants roms de Duisbourg, ou encore une maîtresse serrurière berlinoise de 60 ans partager son savoir dans un projet à destination des réfugiés en Andalousie. Cela fera vivre l’Europe à toutes les générations, loin du tourisme et des images de télévision !

Mais l’enjeu n’est pas seulement de rendre les citoyennes et les citoyens « plus européens ». Cela ne ferait pas de mal à notre image, en tant que responsables politiques, de poser un regard critique sur nos habitudes et nos méthodes de travail. Je ne m’en prive pas. Car à Bruxelles aussi, nous pourrions ouvrir les portes et les fenêtres en grand pour laisser enfin entrer un vent frais et de nouvelles idées. Qu’est-ce que cela donnerait ? Un conseil des ministres de l’UE qui quitte le triste bâtiment Justus Lipsius et les arrière-salles sans fenêtres de la démocratie européenne et qui siège au grand jour – et des sessions de conseil, aussi souvent que possible, dans les universités, les entreprises ou les organisations sociales.

Suivre ses propres principes – rester fidèle à soi-même et avoir des rapports dignes les uns avec les autres.

Proposition : concilier l’état de droit et l’égalité hommes-femmes

Venons-en à mon quatrième conseil pour l’Europe. Lorsqu’on traverse une crise, on perd souvent le fil et on peut s’éloigner de sa boussole interne. Pour être à nouveau en paix avec soi-même, il est utile de se souvenir de ses valeurs et de ses principes. Ils vous relient à ceux qui partagent les mêmes idées et vous donnent un cap pour entretenir des rapports dignes avec les autres.

Au sein de l’Union aussi, certains États membres courent le risque de se détourner de leur canon de valeurs. Nous nous déchirons actuellement dans l’UE justement sur ce qui nous a rendus forts au cours des six dernières décennies : la démocratie, l’état de droit, la diversité culturelle, ethnique et religieuse, la liberté de la presse et d’opinion, la protection des minorités et l’égalité hommes-femmes – ces valeurs sont le cœur de notre identité européenne.

L’UE est bien plus qu’un marché intérieur. Elle est avant tout une communauté de valeurs partagées, une famille d’état de droit, un projet démocratique unique en son genre ! Mais la subsistance de nos valeurs fondamentales n’a rien d’une évidence, elles doivent être cultivées et défendues en permanence.

Nous ne pouvons pas rester les bras croisés face aux évolutions et aux tendances constatées dans certains États membres. Je pense par exemple à la Pologne, à la Hongrie, récemment à la Roumanie. Lorsque la démocratie est remise ouvertement en question, lorsque les principes fondamentaux de l’état de droit comme l’indépendance de la justice et la liberté de la presse sont affaiblis voire vidés de leur substance, alors les bases de notre coexistence pacifique et fondée sur des règles sont remises en cause en Europe.

Et c’est pour cela que le respect de ces valeurs et de ces principes dans un pays n’est pas une question purement nationale. Non, cette question nous concerne tous ! Et c’est pour cela que nous devons veiller ensemble à respecter scrupuleusement nos valeurs et à réagir avec détermination lorsqu’elles sont menacées.

Les institutions européennes ont enfin pris une position sans ambiguïté sur les violations de l’état de droit de certains États. La Commission a engagé contre la Pologne une procédure de l’article 7 du TUE, qui peut aboutir en dernier ressort à un retrait du droit de vote au Conseil.

En septembre, le Parlement européen a également adopté un rapport réclamant une procédure en violation de l’état de droit contre la Hongrie. Et la Cour de justice de l’UE vient de contraindre le gouvernement polonais à revenir sur la mise à la retraite d’office imposée aux juges de la cour suprême du pays. C’était une victoire pour l’état de droit !

Pourtant, on me demande souvent si les mécanismes existants ne sont pas totalement inefficaces. Il est vrai qu’il manque peut-être dans la boîte à outils de l’UE un mécanisme pratique, sur l’échelle des sanctions, quelque part entre le cure-dents juridique que représente la classique procédure en manquement et la bombe politique qu’est la procédure fondée sur l’article 7 du TUE.

Et la pratique montre bien qu’il est beaucoup plus difficile de sanctionner les fautes démocratiques que les fautes budgétaires, par exemple.

Pour l’Union européenne, le rapport aux valeurs fondamentales est devenu un sujet de division dangereux entre l’Est et l’Ouest : j’entends souvent que les pays occidentaux de l’UE, dont l’Allemagne, se cachent derrière le prétexte de l’état de droit pour exercer une pression sur les autres États. D’autres nous reprochent de faire deux poids, deux mesures et de mettre nos valeurs au‑dessus de celles de nos voisins d’Europe centrale et orientale.

Je ne comprends pas ces arguments : prendre au sérieux notre Union de valeurs partagées n’est pas une question de politique et de pouvoir, mais de fermeté de nos principes ! Mon jugement et mes critiques seraient les mêmes si nous parlions de ces évolutions en France, en Suède ou en Allemagne. Je travaille en tout cas pour que nos valeurs communes nous réunissent de nouveau, à l’avenir, au lieu de nous diviser.

Je plaide donc pour que tous les États de l’Union se soumettent à l’avenir, sur la base du volontariat, à un examen régulier de leur situation au regard de l’état de droit – comme pairs jugés par leurs pairs. Je pense à une sorte de contrôle technique de l’état de droit, inspiré de l’examen périodique universel du conseil des droits de l’homme des Nations Unies. Cela signifie qu’on ne contrôle pas seulement les « suspects habituels », mais que chacun doit se soumettre, à tour de rôle, aux questions critiques des autres. Si des lacunes sont identifiées en termes d’état de droit, l’État membre concerné devrait rendre compte l’année suivante des mesures concrètes qu’il a prises pour y remédier.

Mais cette question doit aussi être intégrée aux prochaines négociations sur le cadre financier pluriannuel : je soutiens la proposition de la Commission européenne de lier à l’avenir le versement des fonds européens au respect des principes de l’état de droit. Mais il nous faut également des instruments à même de consolider notre communauté de valeurs de manière préventive.

C’est pourquoi je suggère de créer un « fonds pour les valeurs fondamentales européennes » dans le budget de l’UE. Celui-ci pourrait aider les organisations non gouvernementales et les acteurs de la société civile partout où la démocratie et l’état de droit sont particulièrement sous pression.

Le rapport à nos valeurs, au sein de l’UE, est en dernière analyse une question de crédibilité : ce n’est qu’en nous posant en exemple et en appliquant sur notre sol nos principes et nos valeurs que nous pourrons aussi réclamer leur respect de manière crédible auprès de pays tiers. Auprès de la Turquie par exemple, qui connait actuellement des revers éclatants en matière de démocratie et d’état de droit.

Néanmoins, nous ne devrions jamais commettre l’erreur d’assimiler tout un pays à son gouvernement. L’Allemagne n’est pas Merkel – tout comme la Turquie n’est pas Erdogan. Les gouvernements vont et viennent. Mais les citoyennes et les citoyens restent. « It’s the civil society, stupid ! » : c’est la société civile qu’il faut viser si nous voulons renforcer les valeurs fondamentales !

Nous le devons non seulement à ceux et celles qui défendent en Turquie la liberté, les droits de l’homme et un modèle de société ouvert et pluraliste avec courage, mais aussi aux 3 millions de citoyennes et citoyens d’origine turque qui vivent en Allemagne. Il ne faut pas les froisser, mais il faut aussi le dire clairement : nos valeurs fondamentales ne sont pas négociables !

Je suis heureux de pouvoir approfondir ce sujet plus tard dans la discussion avec Deniz Yücel.

Apprendre ensemble et les uns des autres : cela vaut pour les valeurs comme celle de l’égalité hommes-femmes. Vous avez devant vous un féministe convaincu ! Il me tient tout particulièrement à cœur de rendre l’Europe, et la politique de manière générale, plus variée, plus diverse et, oui, plus féminine.

Je tente d’y apporter une contribution personnelle, certes modeste, en soutenant l’initiative « Jamais sans elles » : depuis quelques mois, je soutiens uniquement des évènements auxquels les femmes sont associées de manière appropriée.

Mais des petits pas comme celui-ci ne suffisent pas. À mes yeux, la Suède fait figure de précurseur et de modèle en la matière. Son gouvernement social-démocrate en avait fait le premier pays du monde à revendiquer en 2014 une « politique étrangère féministe » souhaitant consolider les droits, la représentation et les ressources des femmes dans le monde entier. Il y a quelques semaines, la ministre des Affaires étrangères Margot Wallström a même présenté un manuel, un guide qui peut servir d’exemple à d’autres pays.

À nous aussi dans l’Union européenne ! Car l’heure est venue d’avoir une politique européenne féministe. L’égalité entre hommes et femmes fait partie des valeurs fondamentales de l’UE ; elle est inscrite à l’article 2 du TUE et dans la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Mais j’ai l’impression que malgré tous les progrès accomplis, il reste beaucoup à faire dans le projet européen d’égalité hommes-femmes.

Car l’égalité commence dans la politique budgétaire : si par exemple nous attribuons plus de ressources à des projets agricoles ou d’infrastructures, ce sont plutôt des hommes qui vont en bénéficier, dans la mesure où ils sont traditionnellement plus fortement représentés dans ces secteurs. Si en revanche nous réduisons les fonds publics attribués aux transports publics de proximité, ce sont majoritairement les femmes qui vont en pâtir. En effet, elles restent malheureusement celles qui s’occupent le plus souvent de la garde des enfants, travaillent à temps partiel et sont donc tributaires de transports en communs opérationnels.

Mais ce n’est pas une fatalité, grâce au « Gender Budgeting » ou budgétisation sensible au genre. Si le nom est compliqué, la chose est simple. Nous nous engageons à vérifier précisément pour chaque poste de dépense : quel est le groupe cible, qui en profite, est-ce équitable en termes de traitement des deux sexes ? Les projets budgétaires sont systématiquement analysés et adaptés. Au niveau de l’UE, il s’agit pour l’instant d’une simple recommandation.

Je demande que la budgétisation sensible au genre s’applique dans l’ensemble du budget européen et dans l’attribution des subventions – de manière contraignante. Pour que les choses changent dans leurs structures mêmes !

Il ne s’agit pas seulement de droits et de ressources, mais aussi de représentation : sans une présence appropriée de femmes dans les organes de décision, diriger un État est impossible – et l’Union européenne encore plus. Or, le sexe féminin reste très sous-représenté au Parlement européen comme à la Commission. Pour une organisation comme l’UE qui clame haut et fort son rôle pionnier en matière d’égalité et d’équité des sexes, c’est décevant.

Trois mesures très simples peuvent pourtant aider à briser le plafond de verre auquel se heurtent les femmes, y compris dans la politique européenne : d’abord, 100 ans après l’introduction du droit de vote des femmes en Allemagne, adoptons enfin une loi sur la parité contraignant tous les partis à équilibrer les investitures aux élections. Deuxièmement, donnons le bon exemple au gouvernement fédéral en nous engageant l’année prochaine à proposer une femme comme membre allemande de la Commission. Et troisièmement, les députés du futur Parlement européen devraient émettre avec autorité la revendication suivante auprès du futur président de la Commission et des chefs d’État et de gouvernement : nous n’accepterons plus de collège des commissaires qui ne se compose pas pour moitié de femmes !

Vous voyez que le changement pourrait s’avérer très simple. Alors je vous le dis : plus d’excuse. Sortir l’Europe de la crise est entre nos mains.


Ce qui est en jeu aujourd’hui, c’est ce qui nous réunit à Budapest et à Duisbourg, à Maillé et à Zagreb, et aussi ici au Basecamp à Berlin : aller voter, renforcer la démocratie. Ne pas se plaindre, mais faire. L’élection européenne de mai 2019 sera un test décisif pour savoir si nous pouvons arrêter l’offensive du nationalisme et du populisme.

C’est à nous de sortir l’Europe de la crise de sens qu’elle traverse. Une crise de l’âge mûr peut aussi avoir du bon. On peut sortir des sentiers battus, oser la nouveauté, rester fidèle à soi-même et ressentir le souffle d’un nouveau départ. Tout cela sommeille en Europe. Réveillons-la !

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