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Éloge de Monsieur Heiko Maas, Ministre fédéral des Affaires étrangères, à l’occasion de la remise du Prix franco-allemand du journalisme au Professeur Jürgen Habermas, à Berlin, le 4 juillet 2018

04.07.2018 - Discours

--La parole prononcée fait foi--

Cher Professeur Habermas,

Mesdames, Messieurs,

Comment avec le budget temps du professionnel de la politique rendre hommage à un homme qui, depuis sept décennies maintenant, non seulement agit comme intellectuel public mais marque de son influence l’image et le rôle de l’intellectuel public comme aucun autre Allemand ? Un homme qui, en spiritus rector, a accompagné dès le début la République fédérale sur son chemin et dont la parole et les arguments ont été présents à tous les carrefours décisifs.

Je pense à Jürgen Habermas en tant que l’un des premiers à avoir pris le risque du débat public en opposition au désir de la jeune République fédérale de « se débarrasser du passé national-socialiste ».

Je pense à ce qu’il en a déduit, à savoir que seul l’ancrage à l’Ouest de l’Allemagne pouvait succéder au désastre intellectuel et moral du national-socialisme, cet ancrage signifiant le rejet de toute voie particulière allemande et ayant pour finalité l’ouverture sans réserve de l’Allemagne au monde.

Je pense à Jürgen Habermas en tant que promoteur d’un patriotisme constitutionnel moderne qui ne pose pas de limites ethniques, historiques ou géographiques mais dépasse les frontières dans son universalité.

Et je pense à ses contributions face aux défis de la modernité technologique, comme par exemple sa mise en garde contre la fragmentation de l’espace public en conséquence de la révolution numérique.

Si cette œuvre monumentale nous inspire le plus profond respect, c’est aussi parce que les diagnostics et les hypothèses qu’elle renferme se sont confirmés rétrospectivement. Ma perspective dans ce discours ne pouvant qu’être limitée, elle comportera forcément des blancs. Je vous demanderai donc dès maintenant de faire preuve d’indulgence !

J’aimerais me concentrer aujourd’hui sur la partie de l’œuvre de Jürgen Habermas qui, face à une renaissance du nationalisme, aux tendances de repli mondiales et au risque de désagrégation de notre continent dans ses composantes, les États-nations, me préoccupe le plus en tant que ministre allemand des Affaires étrangères : l’avenir de l’Europe.

Comment l’Europe peut-elle s’affirmer dans un univers radicalisé par une montée du nationalisme, du populisme et du chauvinisme ? Comment pouvons-nous défendre les acquis du XXe siècle et garantir et renforcer dans la durée le projet de paix européen ainsi que la démocratie en Europe en ce XXIe siècle ? Et comment l’Allemagne peut-elle assumer sa responsabilité pour façonner un avenir européen ?

Ces questions me préoccupent et elles sont également au centre de vos récentes déclarations, cher Professeur Habermas.

Vous ne ménagez pas en cela la politique allemande lorsque vous lui reprochez son manque d’audace ou lui rappelez que les décisions qui n’ont pas été prises peuvent être au final des décisions de grande portée.

Avec beaucoup de clairvoyance, vous vous engagez en faveur d’une Europe en tant que « nation de citoyens » éclairée, la seule réponse qui puisse convenir face au désastre causé par le nationalisme, l’antisémitisme, le racisme et la guerre au siècle dernier. L’Europe, une communauté de droit, l’Europe, notre réponse à la mondialisation. Voilà ce qu’était, ce qu’est votre Europe.

En vous investissant passionnément pour cette Europe, vous avez comme nul autre rendu de grands services à l’entente franco-allemande et à l’entente européenne : en tant que philosophe et sociologue, orateur, essayiste et intellectuel « bâtisseur de ponts » entre l’Allemagne et la France.

En Allemagne, l’intellectuel engagé en politique est plutôt une espèce rare, et donc d’autant plus importante. Il nous arrive de regarder avec envie – ou inquiétude selon le point de vue – en direction de la France où le débat public et la dispute intellectuelle se livrent avec une passion bien plus grande. Les interventions à la télévision, à la radio ou dans les pages d’opinion du Monde, de Libération ou du Figaro y donnent le ton en politique. Voilà le grand impact que peuvent avoir la philosophie, la sociologie et les sciences politiques, en particulier chez nos voisins français.

Cher Professeur Habermas, vous incarnez en Allemagne, je dirais presque à la perfection, cette pugnacité française. Vous êtes un homme d’esprit mais qui dispose d’un sens aigu du civisme et des responsabilités par rapport à la globalité.

Vos interventions dépassent l’« impuissance du Devoir » que critiquait Hegel car elles ne se limitent jamais à des simples interpellations. Ces interventions sont des maximes empreintes de sens des réalités et de pragmatisme, notamment pour nous, responsables politiques.

Cher Professeur Habermas,

Ces derniers mois, vous avez été l’un de ceux, et non des moindres, à nous presser à saisir courageusement les propositions d’Emmanuel Macron. Non pas parce que vous étiez d’accord avec toutes ses propositions mais parce que vous avez compris que c’est un homme qui se bat pour la cause européenne avec une passion, un courage et une éloquence qui nous ont jusque-là trop souvent fait défaut en Allemagne dans le débat public.

Avec les décisions adoptées lors du conseil des ministres franco-allemand à Meseberg il y a un peu plus de deux semaines, l’Allemagne a enfin commencé à saisir la main tendue par le Président français. Sûrement pas assez vite et avec suffisamment d’enthousiasme à votre avis, mais il n’empêche que l’Allemagne et la France ont repris leur avancée côte-à-côte dans le développement de la zone euro, la configuration de l’avenir numérique et aussi dans la politique étrangère, de sécurité et de défense.

Et il n’est pas question de nous arrêter à Meseberg ! D’ici la fin de l’année, nous voulons transférer dans un nouveau traité de l’Élysée l’esprit de réconciliation franco-allemand du milieu du siècle dernier dans une volonté commune de façonner le XXIe siècle.

À une époque où l’Europe menace de se désagréger à l’intérieur et est divisée de l’extérieur, il nous faut être radicalement soudés avec la France. Quand je dis radicalement, je veux parler de notre volonté de ne plus rechercher des compromis se limitant au « donnant-donnant » dans certains domaines politiques, mais de rechercher sur la base de considérations suprêmes et stratégiques, une entente qui s’étende à plusieurs domaines politiques, indépendamment des disparités existantes dans la politique étrangère, de sécurité, économique ou financière.

Pour la politique européenne et étrangère allemande, je ne peux dire qu’une chose : nous sommes prêts pour ce coude-à-coude radical et inconditionnel.

Mesdames, Messieurs,

L’Union européenne est face à des choix historiques. Cela ne s’applique pas uniquement aux discussions controversées et irresponsables des derniers jours en Allemagne et dans l’Union européenne autour du thème des réfugiés et des migrations.

Des discussions qui portent en fait essentiellement sur la question de savoir si l’Union européenne assumera son rôle de destination rêvée et refuge pour les habitants du continent africain, du Moyen-Orient et d’Asie, ou se brisera sur cet écueil.

Cela pose la question de la répartition des responsabilités nationales et européennes. Quelle valeur la solidarité européenne a-t-elle en Europe et envers le monde ? Il y a quelques jours, le Conseil européen a donné quelques réponses. Mais nous savons tous qu’il ne peut s’agir que d’étapes sur un long chemin, sûrement pas rectiligne.

Or, cher Professeur Habermas, je vous sais sceptique envers tout rationalisme critique qui avance pas à pas et à tâtons à la recherche de solutions. Mais peut-être serez-vous d’accord avec moi pour dire que même de telles avancées peuvent au moins constituer des progrès lorsque l’objectif et la direction sont clairs.

Dès le départ, l’intégration européenne a été un projet dépassant les frontières, une réponse à toutes les guerres sur le sol européen qui, justement, avaient ces frontières comme enjeu.

Dépasser ces frontières, créer un espace commun de liberté, de droit et de mobilité presque sans limites, tous ces acquis doivent également jalonner notre chemin futur.

Nous ne devrions pas sous-estimer combien la querelle interne entre la CDU et la CSU a pu perturber certains partenaires européens. Perplexes, nos partenaires se frottent les yeux en se demandant où va l’Allemagne.

A mon avis, il importe en cet instant précis que l’Allemagne se montre à la hauteur de sa responsabilité à l’échelle de l’Europe entière. Car en regardant le monde autour de nous, nous sentons et expérimentons au quotidien que se réalise le constat que vous établissiez il y a onze ans déjà, cher Professeur Habermas, à savoir, en substance, que le pouvoir de négociation et le potentiel de menace des États ne suffisent pas lorsque l’enjeu est l’organisation innovante d’un ordre international appelé à affronter des problèmes planétaires.

Cela suppose que nous définissions la cohésion européenne dans le sens d’une véritable solidarité en tant qu’intérêt allemand suprême. À cet intérêt allemand et européen, l’on ne pourra plus, logiquement, opposer d’intérêt national suprême. Cela nécessite par ailleurs que nous évitions, nous Allemands, de jouer les donneurs de leçons en distinguant bons et mauvais Européens. En même temps, cela ne nous dispense pas non plus de parler haut et clair lorsque la juridification et la civilisation de la puissance publique sont menacées.

Car ce sont là les caractéristiques du processus d’intégration européenne comme vous l’avez constaté, cher Professeur Habermas, il y a quelques années.

Actuellement semble se concrétiser, notamment dans notre relation avec les États-Unis, la division de l’Occident contre laquelle vous mettiez déjà en garde après le 11-Septembre. Et c’est bien vrai, l’Atlantique s’est élargi et creusé ces derniers mois.

En ce 4 juillet, nos amis américains célèbrent la naissance de leur nation en 1776. La Déclaration d’Indépendance adoptée ce jour-là est l’un des grands documents fondateurs de l’Occident. Je me contenterai de vous en rappeler la phrase la plus célèbre : « Nous tenons pour évidentes pour elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur. » En cette période d’irritations transatlantiques, ces mots doivent nous inciter, nous Européens, à réaffirmer le credo séculaire de l’Occident – « tous les hommes naissent libres et égaux » – et à agir avec détermination pour cet idéal.

Non pas en nous employant avec un zèle aveugle à sauver l’Occident à nous seuls, mais en sachant que la démocratie, l’ouverture de nos sociétés, la primauté du droit et la cohésion sociale sont essentielles pour parvenir à ce que je qualifiais dernièrement dans un discours de « patriotisme européen ». Jürgen Habermas favoriserait sans doute le terme d’« identité européenne ». C’est sur un tel patriotisme, sur une telle identité européenne que repose ma certitude que nous pouvons assurer, ensemble, l’avenir de l’Europe.

Cher Professeur Habermas,

Dans la plus pure tradition habermassienne, l’auteur de votre biographie, le sociologue Stefan Müller-Doohm, a renoncé à toute héroïsation personnelle, vous qualifiant pourtant de « maître-penseur ». J’estime que c’est le moins que l’on puisse dire. Vous avez expliqué un jour ce qui, selon vous, caractérise un intellectuel : sa sensibilité avant-gardiste aux réalités pertinentes.

Cette qualité, vous ne vous êtes pas contenté de l’évoquer. Votre vie et votre œuvre sont en ce sens la vie et l’œuvre d’un des plus grands intellectuels des XXe et XXIe siècles. Le Grand Prix Franco-Allemand des Médias qui vous a été décerné est un témoignage de reconnaissance et d’estime. Il peut être fier et heureux de vous accueillir dans le cercle de ses lauréats.

Cher Professeur Habermas,

Je souhaite que vous puissiez continuer à vous faire entendre, à vous positionner avec pugnacité et à enrichir les débats européens de votre goût au débat. En Allemagne, en France et bien au-delà. Car nous avons cruellement besoin de votre sensibilité aux réalités pertinentes.

Je vous remercie de votre attention.

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