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« L’Europe dans un monde de plus en plus difficile »

07.12.2017 - Discours

Discours du ministre fédéral des Affaires étrangères Sigmar Gabriel prononcé lors du forum diplomatique de la Fondation Körber le 5 décembre 2017 à Berlin.

Mesdames, Messieurs,

L’Europe évolue dans un monde de plus en plus difficile. L’intellectuel libéral Ralf Dahrendorf a prononcé un jour cette phrase accablante sur l’Europe : « L’Europe n’a aucun pouvoir constructif, ou du moins, il n’existe aucun intérêt européen sur lequel pourrait se fonder un tel pouvoir constructif. »

C’était dans une interview parue en l’an 2000. Aujourd’hui, cette phrase semble nécessiter quelques explications. En quelques mots, je dirais que Dahrendorf voulait nous prévenir qu’au niveau de la politique extérieure, il ne fallait pas trop attendre de la part de l’Europe.

En fait, son constat n’avait rien de très surprenant si l’on considère que l’Europe a été créée pour gérer les affaires intérieures de ses membres et non pas pour agir sur la scène internationale. Après deux guerres mondiales dévastatrices, son objectif était d’assurer la paix à l’intérieur et de promouvoir la prospérité.

Toute action extérieure était réservée aux deux membres européens du Conseil de sécurité, c’est‑à‑dire le Royaume-Uni et la France.

Intégrée dans l’Alliance transatlantique avec les États-Unis et ses alliés occidentaux, la politique étrangère de l’Allemagne s’est longtemps limitée à la question allemande et à l’Ostpolitik.

Même notre participation au règlement ou à la maîtrise des conflits dans l’ex-Yougoslavie et en Afghanistan s’inscrivait, en fin de compte, dans une politique extérieure transatlantique, et seul le refus de l’ancien chancelier fédéral social-démocrate Gerhard Schröder de participer à la guerre d’Iraq en 2003 constitua une exception spectaculaire à cette règle.

Après la chute du « rideau de fer » également, cette conception européenne orientée vers l’intérieur s’est poursuivie, en même temps que l’ascension de l’Europe : après la décision d’introduire l’euro et la préparation du grand élargissement à l’Est, un débat ambitieux s’est amorcé quant à la finalité de l’Europe.

À cette époque, le reste du monde semblait, lui aussi, se porter plutôt bien. La mondialisation progressait continûment, les États-Unis avaient gagné la guerre froide et se dirigeaient vers leur moment unipolaire, personne n’avait jamais entendu parler d’Oussama ben Laden.

Cependant, le monde d’aujourd’hui est devenu beaucoup plus difficile que nous l’aurions imaginé à la fin du siècle dernier et au début de celui-ci. Force est de constater que malgré la grande prospérité économique de notre pays, il n’y a plus de place confortable pour nous sur la ligne de touche de l’arène diplomatique.

Ni pour les Allemands ni pour les Européens.

Il nous faut comprendre que si nous ne tentons pas de participer au façonnage de ce monde, nous serons nous-mêmes façonnés par le reste du monde.

Une chose est certaine, c’est qu’une politique étrangère axée sur des valeurs, telle que nous la prônons en Allemagne, ne suffira pas pour nous affirmer dans ce monde marqué par les égoïsmes économiques, politiques et militaires.

Dans son style impitoyable, Ralf Dahrendorf a donc pointé un problème dont toute l’ampleur n’apparaît que maintenant : l’Union européenne ne joue pas un rôle décisif dans le monde.

Tant qu’elle n’aura pas défini ses propres « intérêts européens », elle ne pourra rien construire et, par conséquent, peinera pour développer son pouvoir.

Aujourd’hui, après la crise constitutionnelle, la crise de l’euro et la crise migratoire, nous bénéficions de beaucoup plus d’expérience qu’alors Ralf Dahrendorf, et pas seulement au sujet de l’Union européenne : la politique mondiale est marquée par le terrorisme international, la mondialisation est en pleine crise et même la prédominance universelle des États-Unis commence lentement à faire partie du passé.

Néanmoins, le constat de Dahrendorf est loin d’avoir perdu son actualité. Dans cet ordre mondial en pleine mutation, il est d’autant plus urgent que l’Europe se concentre sur ses propres intérêts et se dote d’un pouvoir constructif.

Cela ne tombera pas du ciel, mais demande un sérieux effort de la part de l’Union européenne. J’aimerais évoquer aujourd’hui pourquoi il en est ainsi et comment cela peut marcher.

Nos relations avec les États-Unis

Commençons par une analyse des principaux changements que notre monde occidental, mais aussi le monde tout entier, traverse actuellement. Sous Donald Trump, les États-Unis sont en train de renoncer à leur rôle de garant fiable du multilatéralisme à l’occidentale, ce qui accélère le bouleversement de l’ordre mondial et influe directement sur la défense des intérêts allemands et européens.

Si, depuis le fameux discours de douze minutes que George Marshall a prononcé il y a 70 ans environ, l’Europe a toujours été aussi un projet américain dans l’intérêt bien compris des États-Unis, une partie de l’entourage de l’administration états-unienne d’aujourd’hui fait preuve d’une perception particulièrement distanciée de l’Europe : les partenaires d’autrefois sont vus comme des concurrents, voire même des rivaux, du moins au niveau économique.

C’est ainsi que l’Europe est devenue une région parmi tant d’autres dans cette nouvelle perspective adoptée par l’administration états-unienne et propagée au sein de la société. D’ailleurs, la société américaine est, elle aussi, en pleine mutation. Bientôt, la majorité de la population américaine n’aura plus de racines européennes, mais latino-américaines, asiatiques et africaines. C’est pourquoi même après le départ de Donald Trump de la Maison Blanche, la relation entre les États-Unis et l’Europe ne sera plus jamais la même.

Effondrement des États, nouveaux rapports de force

Longtemps, la cadence accélérée des crises à travers le monde a surtout déclenché l’étonnement et l’effroi. À présent, nous discernons des schémas plutôt inquiétants pour une Europe engagée à l’échelle mondiale. Ils se répartissent en deux catégories :

L’effondrement des États dans notre voisinage provoque une montée dramatique des conflits qui traversent les frontières et déstabilisent des régions entières.

En même temps, l’action offensive des pays émergents comme la Chine, la Russie, la Turquie ou l’Iran ébranlent non seulement l’ordre mondial, mais aussi les rapports de force régionaux.

Ce processus est accentué par la contestation des tendances longtemps dominantes de la mondialisation et de la démocratisation. Les principes et les fondements éprouvés des relations internationales, comme le multilatéralisme, le droit international et la validité universelle des droits de l’homme, sont remis en question, tantôt plutôt naïvement, tantôt assez impudemment. C’est ainsi que les bases de la sécurité et de la prospérité sont mises en cause, aggravant le risque de guerres commerciales, de courses aux armements et de conflits armés. L’écart démographique entre le Nord en baisse et le Sud en hausse ainsi que les effets du changement climatique s’amplifient sans cesse et requièrent toujours plus d’attention. Les flux migratoires des dernières années ont désormais plus d’importance dans les projections des pays occidentaux qui, pour ainsi dire, viennent tout juste d’en prendre conscience.

Cela n’est pas sans conséquences pour les méthodes et les structures de la politique internationale : le droit international tel qu’il est codifié dans la Charte des Nations Unies et dans de nombreux accords traverse actuellement une crise profonde. Avec l’annexion de la Crimée, la Russie a violé la souveraineté territoriale de l’Ukraine et le principe de non-recours à la force stipulé par la Charte de l’ONU. L’accord de Paris sur le climat souffre du retrait des États-Unis, et le caractère multilatéral de l’ordre commercial mondial est critiqué ouvertement.

Ce qui est encore bien plus dangereux, c’est que les anciennes puissances nucléaires n’ont pas su empêcher l’accès, ou la volonté d’accéder, d’un nombre grandissant d’États à la bombe atomique.

Tout cela ne se passe pas seulement au lointain, mais tout près de chez nous. La décision des Britanniques de quitter l’Union européenne et l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis nous montrent clairement que ce n’est pas juste le grand méchant monde qui est en train de changer, mais que nous-mêmes sommes touchés directement par des bouleversements dont les effets nous occuperont certainement pendant les décennies à venir.

« Les problèmes mondiaux demandent des solutions mondiales » : c’était le mantra des années 2000, à l’apogée du transnationalisme. Et aujourd’hui ?

« Take Back Control » et « Make America Great Again » sont les cris de guerre de notre époque.

Les mots back et again sont sans équivoque : il s’agit de rétablir un prétendu bon vieux temps. Nous sommes témoins d’une recrudescence de la mentalité des frontières et de l’idée d’un État-nation fort.

La crise au sein des sociétés

Ce désir manifesté au niveau international se traduit également au sein de nos sociétés, où l’on accuse souvent en bloc la mondialisation de creuser le fossé entre riches et pauvres tout en faisant l’éloge de l’État-nation « bienfaisant », remède à tous ces maux.

Après des décennies du « Anything Goes » (tout est permis), pour reprendre le slogan de l’époque postmoderne, c’est désormais un désir d’ordre, de clarté, de hiérarchie et de contrôle qui se propage.

Sous prétexte qu’il s’agit de l’expression d’un « politiquement correct » exacerbé, les représentants des partis populistes dénigrent et remettent en question les notions de diversité et d’individualité, d’égalité et d’inclusion. Les effets de cette hostilité affichée pénètrent les milieux les plus modérés, même chez nous en Europe et en Allemagne.

Dans leurs débats souvent autoréférentiels, les élites libérales des démocraties occidentales encourent le risque de sous-estimer ce besoin sociétal de clarté et d’ordre.

Face à cet anti-postmodernisme, on aimerait recommander plus de matérialisme et moins d’idéalisme postmoderne aux mouvements sociaux-démocrates, et aux autres également, dans les sociétés démocratiques développées.

Mais surtout, ces débats au sein des sociétés en Amérique et en Europe ont pour conséquence un changement du regard que nous portons sur le monde, et de celui que le monde porte sur nous.

Une chose est certaine, c’est que tout autour de la planète, et pas seulement à Pékin, Moscou et Téhéran, on analyse très soigneusement la force et la résolution employées par l’Occident pour défendre ses valeurs et ses intérêts.

Scénarios d’un nouvel ordre mondial

Il n’est pas possible pour l’instant de prévoir quel sera le nouvel ordre de notre monde. Tout est encore en mouvement, et la plupart des acteurs traversent la rivière en s’appuyant sur les pierres, à tâtons, comme le dit un proverbe chinois.

Pour ma part, j’envisage trois possibilités pour un nouveau système mondial :

Premièrement, un monde G-zéro. C’est-à-dire un monde dans lequel le pouvoir est redistribué de manière aussi large qu’il n’existe plus de leadership unique. Le politologue américain Ian Bremmer l’a décrit en ces termes : « Aucun État ou groupe d’États ne possède un levier ou une volonté politiques et économiques assez forts pour élaborer un véritable programme mondial. » On pourrait aussi parler d’une sorte de système westphalien 2.0, une réédition de la lutte des États souverains pour la stabilité hégémonique qui a marqué l’époque depuis la fin de la guerre de Trente Ans jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Pour une puissance commerciale et moyenne telle que l’Allemagne, une telle libération des forces serait extrêmement dangereuse. Certains estimeront peut-être que le dérèglement représente en quelque sorte la continuation de l’individualisation dans les relations internationales. En vérité, il compromettrait les bases de notre sécurité et de notre prospérité.

La deuxième possibilité est un monde G-deux, une espèce de nouvel ordre bipolaire marqué par la concurrence de deux superpuissances. L’Union soviétique de la guerre froide serait remplacée par la Chine émergente. Celle-ci s’appuie sur son histoire pour revendiquer sa position d’Empire du Milieu, et face aux turbulences qui secouent les États-Unis et l’Europe, elle voit son propre modèle conforté dans sa supériorité. Compte tenu des grandes promesses de prospérité de ce modèle chinois, je ne suis pas étonné de voir un grand nombre de pays s’orienter sur la Chine.

La troisième possibilité est un monde G-X : il comprendrait également un grand nombre de pôles, moins nombreux que ceux du G20, que nous connaissons, et certainement d’autres que ceux du G7. La grande différence avec un « monde G-zéro » serait l’existence de règles et de structures contraignantes grâce auxquelles la coopération entre les pôles ne dépendrait pas de l’équilibre des puissances du moment et du savoir‑faire d’un Metternich ou d’un Palmerston du XXIe siècle. La multipolarité doublée d’un engagement en faveur de l’ordre est la marque de fabrique de ce système.

Vous ne serez pas surpris d’apprendre que je privilégie la troisième option dont le succès dépend également de l’image et de la contribution de l’UE.

Quelle que soit la direction dans laquelle le monde évolue, l’UE ne peut survivre qu’en définissant ses propres intérêts et en affichant sa puissance.

En raison de la projection encore inexistante d’une image de puissance de l’Union européenne, dans tous les pays où les États-Unis se sont effectivement ou apparemment retirés, aucun d’entre eux ne s’est tourné vers l’Europe mais vers des pays à qui l’on attribue plus facilement une puissance opérationnelle, comme la Russie pour le Proche-Orient et la Chine pour l’Afrique.

Les nouvelles puissances occupent la place vide

Comme nous pouvons le constater, la concurrence ne dort pas. Il y a deux semaines, le président russe recevait ses hôtes à Sotchi et accueillait successivement les présidents syrien, turc et iranien. On y fêtait la victoire en Syrie que l’on croyait gagnée. Un journal allemand a évoqué cette rencontre en parlant des « âmes noires de la mer Noire ».

Les grandes puissances qui se sont réunies à Sotchi ne sont pas amies mais elles ont des points communs. Elles invoquent leur grandeur historique, sur la scène intérieure et extérieure. Ce qui nous distingue tout particulièrement d’elles, c’est qu’elles attachent une certaine importance à le faire savoir occasionnellement à l’Occident.

On pourrait dire qu’elles sont prêtes à payer une sorte « d’impôt de grande puissance » pour leur statut. Pertes économiques, condamnations diplomatiques, sanctions financières, ce sont des difficultés dont elles s’accommodent pour souligner leur rôle de leader régional et leur souveraineté nationale.

Nous le voyons au comportement de la Russie à l’égard de l’Ukraine. Dans toute la région, l’Iran consacre des ressources considérables au soutien de milices souvent terroristes afin de contrôler les pays voisins ou de rendre difficile l’exercice de ce contrôle aux autres. Quant à la Turquie, elle ne craint ni les interventions militaires ni les affrontements avec les États-Unis pour défendre ses intérêts face aux aspirations nationales des Kurdes.

La Syrie représente ici l’apogée de l’avancée des trois anciens empires. Mais nous devons aussi faire preuve d’autocritique. Durant les sept dernières années, l’Occident n’a à aucun moment réussi à coordonner sérieusement ses exigences très ambitieuses avec les moyens déployés.

Je voudrais citer Theodore Roosevelt qui a dit : « Speak softly and carry a big stick » (Parlez doucement et portez un gros bâton). Notre politique syrienne a plutôt adopté la devise contraire : « Parlez fort mais portez un petit bâton ».

Le Moyen-Orient est un bon exemple pour illustrer ce que j’entends par une définition et une affirmation des intérêts européens. Depuis la Seconde Guerre mondiale, c’étaient les États-Unis qui fixaient dans une large mesure le cadre réglementaire de la région. En 2017, nous avons assisté à l’affaiblissement de la projection de l’ordre et de la puissance d’action des États-Unis qui veulent et peuvent seulement contrer de manière limitée les tendances de décomposition des structures étatiques. Que cela soit un retrait voulu ou un manque de puissance est finalement secondaire. Par contre, il est crucial que les États-Unis ne laissent pas de vide derrière eux, même quand ce sont eux qui s’en vont. Car, en politique, une place vide est vite occupée. Dès que quelqu’un s’en va, un autre prend sa place.

Dans le cas présent, il s’agit de la Russie. L’intervention militaire des Russes en 2015 a influencé progressivement la dynamique de la guerre civile syrienne et a stabilisé militairement le régime d’Assad.

Nous voyons actuellement la Russie jouer un rôle décisif pour l’avenir politique de la Syrie parce d’autres ne l’ont pas fait. En outre, la Russie a modifié l’équilibre régional. Tous les acteurs régionaux ont pratiquement réorienté leur politique.

Cette nouvelle dominance régionale de la Russie favorise en même temps d’autres développements en créant des opportunités pour ceux qui aspirent à exercer une hégémonie régionale ou qui l’exercent en partie.

Comment pouvons-nous réagir quand les États-Unis laissent, aux portes de l’Europe, le champ libre à des acteurs qui ont une autre conception des valeurs et de l’ordre que celle que nous avons développée ? Et comment pouvons-nous faire valoir les intérêts allemands et européens ?

Ce sont des questions qui dépassent largement le contexte régional du Proche et Moyen-Orient.

Nous pouvons observer dans d’autres parties du monde des schémas de retrait et de refoulement similaires à ceux au Proche-Orient. Il suffit de regarder vers l’Asie. La Chine accède à des régions qui étaient auparavant exclusivement déterminées par la présence et la politique des États-Unis.

L’initiative « One belt, one road » (Une ceinture, une route), la nouvelle route de la soie, n’est pas une réminiscence commerciale remontant à l’époque de Marco Polo mais en fait la réalisation d’un projet géostratégique qui traduit la conception de l’ordre des Chinois, au niveau commercial, géographique, géopolitique et vraisemblablement aussi militaire.

Probablement aujourd’hui, la Chine est le seul pays au monde à avoir un projet géostratégique à long terme.

On ne le reproche pas à la Chine, au contraire. En ce qui me concerne, je respecte et j’admire la rapidité avec laquelle ce pays s’est développé et imposé au cours des 30 à 40 dernières années.

Cependant, on peut tout à fait reprocher au « vieil Occident » qu’il n’a pas de stratégie comparable.

Car ce n’est qu’avec une définition des intérêts chinois et européens et, mieux encore, des intérêts américano-européens, qu’un équilibre viable entre les différentes parties pourra voir le jour.

C’est aussi notre argument clef vis-à-vis des États-Unis : en politique, le vide n’existe pas, car il est toujours rapidement occupé.

C’est pourquoi il serait dans l’intérêt bien compris des États-Unis de ne pas engager une guerre commerciale avec l’Europe mais d’élaborer des stratégies communes pour préserver l’ordre libéral et un système commercial mondial basé sur la liberté, l’équité, les droits de l’homme et l’état de droit.

Pour une politique étrangère plus stratégique

Si je décris en détail ces exemples, c’est parce qu’ils montrent combien il est difficile pour les Allemands de concevoir la politique étrangère en termes stratégiques.

Herfried Münkler a présenté ces jours-ci un ouvrage intéressant sur la guerre de Trente Ans dans lequel il porte un jugement très sévère sur les acteurs de la politique étrangère en Allemagne. Il déplore que les Allemands fassent une fixation sur le droit qu’ils utilisent comme méthode pour résoudre les défis politiques, ce qui, à ses yeux, équivaut presque à un déni de la réalité.

Selon l’auteur, on n’ose plus analyser franchement ce qui se passe. Le regard ne voit plus que l’horizon des normes morales et les impératifs. Ce qui fait défaut, c’est une pensée politico-stratégique.

Je pense que Herfried Münkler met le doigt sur la plaie. Mais il faut aussi rappeler l’époque où l’Allemagne a eu des projets stratégiques qui n’ont pas laissé de très bons souvenirs aux autres.

Comprenez-moi bien : pour garder l’exemple de la Syrie, il est juste et approprié d’insister sur le processus politique afin d’instaurer durablement la paix et de nous engager en faveur de l’aide humanitaire indispensable et des principes du droit international en recourant aux instruments du système international. Cela est acquis et n’est pas à remettre en question.

Néanmoins, après presque sept années de guerre, nous ne pouvons pas fermer les yeux sur l’état de fait que d’autres acteurs ont créé sur place, souvent au-delà de toutes les normes établies, en contradiction avec notre morale, mais malheureusement avec une grande efficacité.

Alors que faire ?

Il faut tout d’abord analyser objectivement cette situation. Nous avons besoin d’une vision claire et réaliste du monde tel qu’il est. Et pas seulement une vision telle qu’il devrait être.

En nous appuyant sur cette base et sur des valeurs claires, nous devrions nous engager énergiquement en faveur de ce que nous voulons préserver et atteindre. Et ce, sans œillères morales ou normatives surdimensionnées et, comme l’écrit Herfried Münkler, en ayant la volonté de rechercher des compromis stratégiques.

Nouvelles relations avec les États-Unis

Dans ce but, il est nécessaire d’établir une relation stratégique entre l’Europe et les États-Unis. Depuis la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis ont été pour les Allemands quasiment au-dessus de tout.

Mais au plus tard après la publication de l’article des deux conseillers du président américain, Herbert Raymond McMaster et Gary Cohn, dans le « Wall Street Journal », il est clair que les États-Unis ne considèrent plus le monde comme une communauté mondiale mais une arène de combat dans laquelle les nations, les acteurs non étatiques et les entreprises se disputent des avantages et où on change de partenaire en fonction de ses intérêts.

Selon cette lecture, je comprends que les États-Unis ne sont plus compétents pour assurer l’équilibre et la cohésion de l’édifice; ils sont plutôt des combattants dans l’arène.

L’évidence du rôle protecteur joué jusqu’ici par les États-Unis, en dépit de dissensions occasionnelles, a donc commencé depuis longtemps à se déliter.

Les États-Unis vont rester notre principal partenaire mondial. Il n’y a aucun doute à ce sujet : ce partenariat, nous en aurons besoin et nous l’entretiendrons également à l’avenir. Cependant, ce partenariat ne sera pas suffisant à lui tout seul pour défendre nos intérêts stratégiques.

Le retrait des Américains n’est pas à mettre sur le compte de la politique d’un seul président et ne changera pas fondamentalement après les élections suivantes.

Dans ce contexte, il n’y a par conséquent aucun doute que l’Allemagne et l’Europe doivent s’engager et oser beaucoup plus que par le passé.

Pour parler franchement, il s’agit d’un risque qui nous oblige à agir. Nous ne pouvons pas accepter de ne pas exercer d’influence sur les nouveaux développements qui se présentent.

Nous devons agir même si toute action comporte un risque, le risque d’échec. C’est un risque auquel nous ne pouvons pas échapper. Par le passé, nous avons laissé les États-Unis courir ce risque et, en cas d’échec, nous avions toujours quelqu’un que nous pouvions pointer du doigt.

L’Allemagne doit investir davantage dans ses propres forces ainsi que dans l’unité et la force de l’UE. Que la fameuse discussion sur les contributions nettes se poursuive encore en Allemagne est presque insupportable alors qu’en fait nous sommes des bénéficiaires nets. C’est vrai, les impôts versés à Bruxelles et destinés à l’Europe sont plus importants que les programmes de soutien dont nous bénéficions, mais la vérité est que notre économie ne peut prospérer qu’à travers l’espace européen.

À l’avenir, nous devrons également investir davantage dans le partenariat avec les États-Unis. Il s’agit notamment d’un investissement politique qui, par rapport à la nouvelle situation, offre un ancrage stratégique.

Sur cette toile de fond, nous devons également mieux analyser nos risques de désaccord avec les États-Unis qui peuvent survenir à l’improviste ou être susceptibles de durer.

Permettez-moi de donner trois exemples : les sanctions contre la Russie que le Congrès a adoptées l’été dernier visent même des pipelines allemands en provenance de Russie. Ces sanctions constituent une menace existentielle pour nos propres intérêts économiques.

Le deuxième exemple concerne l’annulation de l’accord nucléaire avec l’Iran qui augmenterait le risque de guerre dans notre voisinage proche, ce qui affecterait et menacerait notre sécurité nationale.

Mon troisième exemple : selon certaines sources, les États-Unis pourraient reconnaître ces jours-ci Jérusalem comme la capitale d’Israël, et d’ailleurs sans s’être concertés avec l’Europe.Nous savons tous qu’une telle décision aurait des conséquences de grande portée. La position de l’Allemagne sur cette question demeure inchangée : une solution de la problématique de Jérusalem ne peut être trouvée que dans le cadre de négociations directes entre les deux parties. Tout ce qui aggrave la crise est contreproductif.

En tout cas, l’Allemagne ne peut pas se permettre d’attendre les décisions de Washington ou tout simplement d’y réagir. Nous devons nous-mêmes nous positionner et, s’il le faut, bien marquer les limites de notre solidarité, également vis-à-vis de nos alliés d’ailleurs.

Ce n’est facile pour personne car c’est nouveau. Nous devons donc investir massivement à la base dans nos capacités d’analyser et de faire pression sur la formation de l’opinion publique américaine concernant l’Allemagne et l’Europe.

Nous devrions donc nous efforcer au maximum de cibler encore plus précisément qu’à l’heure actuelle des partenaires constructifs dans l’administration, le Congrès, les États américains et, surtout, la société civile. Et nous devons être prêts, sur cette base, à mener une conciliation équitable des intérêts stratégiques entre partenaires, et non à nous soumettre à une politique américaine jamais vue auparavant.

Pour une Ostpolitik européenne

D’autre part, nous devons aussi, bien entendu, définir également avec davantage de clarté et de cohérence nos intérêts vis-à-vis de la Russie. En annexant la Crimée et en intervenant dans l’est de l’Ukraine, Moscou a remis en cause l’ordre international.

Néanmoins, la Russie reste un voisin de l’Europe, un voisin très influent de surcroît, comme je viens de le dire à l’exemple de la Syrie. Il ne peut y avoir de sécurité, de stabilité durable qu’avec la Russie, et non contre elle.

Mieux encore : alors que nous voyons devant nous la menace d’une prolifération mondiale des arsenaux nucléaires, seule la coopération entre les États-Unis, la Russie, et désormais aussi la Chine, peut nous permettre d’y faire face.

Actuellement, la confiance en particulier entre la Russie et les États-Unis ou l’OTAN est si profondément perturbée que les deux côtés vont jusqu’à remettre en cause les succès remportés au siècle dernier dans le cadre de la politique de désarmement nucléaire des années 1980.

L’interdiction de stationnement terrestre des missiles nucléaires de moyenne portée en Europe adoptée en 1987 s’applique toujours. Mais pour combien de temps encore ?

J’ai l’impression que nous pourrions nous trouver, au cœur de l’Europe, directement confrontés au risque d’une nouvelle course aux armements, nucléaires également.

Nul n’a plus de raisons que l’Allemagne de formuler clairement ses intérêts et de les défendre de toutes ses forces. Car nous ferions indéniablement les frais d’une « guerre froide 2.0 ».

C’est maintenant justement que notre pays doit à nouveau s’exprimer en faveur du contrôle des armements et du désarmement.

L’essentiel est de savoir si nous pouvons convaincre la Russie de revenir à l’ordre fondé sur des règles qui a assuré pendant si longtemps la paix en Europe. Il nous faut pour cela, d’une part, des principes clairs et une position ferme lorsque les principes internationaux sont mis à mal – ce qui implique que nous soyons également prêts à prendre des mesures concrètes telles que des sanctions.

D’autre part, le rôle de l’Allemagne est précisément de maintenir ouvertes les voies du dialogue et de rechercher l’échange, y compris dans les moments difficiles.

Si nous pouvions nous entendre avec la Russie sur l’envoi par les Nations Unies d’une mission de Casques bleus viable afin de faire respecter enfin un cessez-le-feu durable dans l’est de l’Ukraine et le retrait des armes lourdes, cela serait, par exemple, un grand progrès. Toutes les parties en parlent depuis des années – et pourtant cette promesse est sans cesse rompue chaque jour.

Pour l’instant, les points de vue diffèrent encore énormément entre nous et nos alliés ainsi que la Russie quant à la configuration d’une telle mission. Mais le fait que la Russie soit prête à envisager cette mission représente déjà un grand progrès en soi car une telle internationalisation du conflit et de son règlement était jusqu’ici rejetée là-bas.

Notre proposition à la Russie est claire : une fois qu’un cessez-le-feu durable aura été mis en place, les Européens pourront aider à reconstruire le Donbass et faire des premiers pas vers la suppression des sanctions.

Certes, cela n’apporterait pas encore de solution définitive au conflit ukrainien et les accords de Minsk seraient encore loin d’être mis en œuvre, mais ce serait en tout cas une percée. De même qu’un grand pas vers une nouvelle politique de détente avec la Russie.

Une chose est certaine : il ne peut plus y avoir aujourd’hui d’Ostpolitik allemande, cela doit nécessairement être une Ostpolitik européenne. Or une telle politique d’ouverture ne peut réussir qu’en embarquant aussi nos nouveaux partenaires de l’OTAN et de l’UE en Europe centrale et orientale.

Ces partenaires aux expériences passées très spécifiques, et différentes des nôtres. Cette détente demeure existentielle tout spécialement pour nous, Allemands.

Un nouveau départ pour l’UE

Face à ces tâches, on peut presque qualifier d’effrayante notre façon d’appréhender les missions incombant nécessairement à l’UE. Nous nous comportons vis-à-vis de l’Union européenne comme si nous en avions une deuxième en stock.

On montre les autres du doigt, des menaces sont proférées ouvertement, il y a des blocages, des votes forcés, sans oublier les clichés venimeux.

Eugen Roth a dit un jour qu’abattre un bel arbre ne prenait guère qu’une demi-heure, alors qu’il fallait attendre un siècle pour qu’il grandisse au point d’être admiré.

Les tensions entre les gouvernements se sont accrues au sein de l’UE. Et en rejetant la faute sur les négociations à Bruxelles, les gouvernements facilitent la tâche à certains médias dans leur recherche incessante de nouveaux fronts : le Sud contre le Nord, l’Ouest contre l’Est.

Peut-être cela est-il dû au fait que, comme le disait Dahrendorf, nous n’avons toujours pas compris quels sont nos intérêts communs.

L’UE n’a pas été fondée justement pour découvrir dans ces intérêts à l’étranger un élément d’union. Précisément en cette phase où la situation mondiale la pousse à agir davantage à l’étranger, elle semble tragiquement laisser se déliter progressivement son projet de réconciliation interne.

C’est pourquoi je le dis : il nous faut avant tout renverser la vapeur si nous voulons éviter de nous retrouver dans quelques années face aux décombres de l’UE, et d’ailleurs par conséquent impuissants à l’échelle mondiale. C’est une erreur justement que de considérer l’UE comme synonyme de perte de souveraineté nationale. Cette forme de souveraineté nationale n’existe ni dans le monde d’aujourd’hui ni dans celui de demain – nous la recouvrons par le détour de l’UE. L’Union européenne signifie un gain, et non une perte de souveraineté pour ses États membres.

L’Union européenne doit se dépasser, en particulier dans la politique extérieure. Dans un monde tourmenté comme aujourd’hui, les Européens ne peuvent s’affirmer qu’en se montrant unis.

Inutile de nous leurrer : le monde considère l’Europe comme riche mais faible. Cela incite à des interventions et à des manipulations.

L’UE doit donc parvenir ensemble à défendre nos sociétés ouvertes et le rapprochement de nos peuples et de nos économies.

Nous avons commencé à avancer dans cette voie : la coopération dans le domaine de la défense, la protection européenne commune des frontières en sont des exemples.

D’autres étapes doivent suivre néanmoins. Je pense au défaut de naissance, si souvent cité, de l’Union économique et monétaire auquel il faut remédier : une monnaie, 19 politiques économiques et financières.

Les projets les plus ambitieux dans ce domaine viennent actuellement de France. Mais l’Italie aussi continuera de se faire entendre. Le prochain gouvernement fédéral, quelle que soit sa composition, devra fixer la position de l’Allemagne face à ces initiatives. Cela devra être au cœur de la politique du gouvernement. Mais je suis sûr d’une chose : nous n’avons pas le droit de manquer une chance comme celle-ci.

Il ne suffit pas de préserver ou de louer les acquis. Si les acquis ne résistent pas suffisamment bien aux crises, il faut profiter des moments propices pour se préparer en vue de la prochaine crise. C’est précisément ce que souhaite le président français.

Emmanuel Macron a reconnu la spirale délétère dans laquelle se trouve l’UE. Il l’a comparée à une guerre civile.

L’élection d’un président activement pro-européen en France est vraiment une chance historique.

Les résultats de l’étude « The Berlin Pulse », publiée aujourd’hui par la Fondation Körber, le confirment parfaitement : 90 % des Allemands sont favorables à un resserrement de la coopération avec la France. Et d’ailleurs, si près de 50 % souhaitent une politique étrangère plus active, c’est un résultat tout à fait acceptable pour l’Allemagne.

L’Allemagne et la France ne se rapprocheront cependant pas simplement du fait que nous nous aimons.

Pour qu’elles se rapprochent, il faut que nous parvenions à nous accorder sur des orientations communes concernant la marche à suivre en Europe.

La direction doit être la bonne. Fixer l’itinéraire, mais aussi les contenus concrets, fera encore l’objet de bien des discussions.

Mais ce qu’il nous faut maintenant, c’est imprimer une dynamique à l’intégration européenne, non pas une dynamique aveugle et sans but, mais une dynamique qui parte des points névralgiques et aborde les questions de pouvoir et d’avenir cruciales.

L’Allemagne doit, elle aussi, donner des impulsions à cette dynamique. Ces dernières années, notre pays a trop souvent freiné, bloqué la progression, voire adopté une position à part.

À l’heure actuelle, concernant les initiatives de politique européenne, le score est plutôt de 10 à 0 pour la France. Il ne faudrait pas en rester là.

Nombre de discussions sérieuses sur les questions économiques et financières s’annoncent donc. Et dans la politique de sécurité aussi, nous nous devons de trouver pour l’Europe des lignes communes entre l’Allemagne et la France.

Tout cela ne sera pas facile. Pour y parvenir, peut‑être la France devra-t-elle devenir un peu plus « allemande » dans les questions financières, et l’Allemagne un peu plus « française » dans les questions de sécurité.

L’histoire des relations franco-allemandes jusqu’à nos jours illustre remarquablement le fait qu’un consensus peut être trouvé et couronné de succès, en dépit de positions de départ très différentes, grâce à des échanges constants.

C’est sur cela que l’on peut se baser, et il ne faut pas fléchir. Car nous, Allemands, devrions bien comprendre en quoi consiste notre force actuelle : elle résulte avant tout justement du fait que l’Allemagne a pu se développer de manière pacifique au milieu de ses amis européens.

Notre – relative – force économique actuelle, nous la devons très largement à l’Europe. De même que la confiance de nos voisins européens, et notamment français, dans une Allemagne pacifique. Sans l’unification européenne, avec comme socle la réconciliation et la coopération franco-allemandes, jamais ce que nous avons atteint n’aurait été possible.

Dans son discours prononcé cette année lors de l’ouverture de la Foire du livre à Francfort, Emmanuel Macron a parfaitement résumé avec passion ce qui nous unit.

Lui, un dirigeant politique très érudit, a expliqué comment, bien souvent, ce sont des auteurs allemands et français qui ont particulièrement bien compris les œuvres de l’autre culture et les ont fait connaître du grand public.

En ce qui le concerne, c’est Walter Benjamin, philosophe juif d’origine allemande, qui lui a fait vraiment découvrir le grand poète français Baudelaire.

C’est sûrement la distance justement qui aiguise la sensibilité pour ce qui est exceptionnel. Les Européens, et en particulier les Allemands et les Français, ont donc appris, c’est certain, que l’autre n’est pas forcément quelque chose qui menace votre identité ou la remet en cause. C’est tout le contraire, et c’est aussi ce que dit Macron : c’est la différence de nos plus proches voisins qui nourrit notre identité, française comme allemande, mais aussi européenne. Et c’est précisément cette diversité qui fait la force de l’Europe.

Conclusion

L’Europe est aussi finalement un projet qui a ceci à offrir au monde actuel si belliqueux et chargé de conflits : les ennemis d’hier peuvent devenir des partenaires, puis même des amis. Que précisément ceux qui ont le plus souffert sous la terreur de l’Allemagne nous aient invités ensuite à venir nous asseoir à nouveau à la table des peuples civilisés et à construire une Europe commune et pacifique tient aujourd’hui encore du miracle. Cet exemple si remarquablement réussi est l’une des raisons, et non des moindres, qui nous ont poussés, nous, Allemands, à assumer une responsabilité pour l’avenir de cette Europe commune.

Selon Dahrendorf, nous avons, Allemands et Européens, encore un bon bout de chemin à parcourir.

En aurons-nous la force ? Je n’en sais rien. Mais nous devons essayer, et commencer pour cela par définir nos propres intérêts.

Ensuite se poseront des questions de pouvoir, ce qui ne sera pas très agréable. Mais comme disait Willy Brandt :

« Il est possible que le pouvoir gâte le caractère, mais l’impuissance tout autant. »

Nous ne devons donc pas nous cacher derrière une soi-disant impuissance.

Je vous remercie de votre Attention.

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