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Allocution du ministre fédéral des Affaires étrangères Heiko Maas à l’occasion de l’attribution du prix « FASPE Award for Ethical Leadership » à Fritz Bauer

04.04.2019 - Discours

Lorsqu’on reçoit un prix au nom d’une personne honorée à titre posthume, une question se pose nécessairement : quelle aurait été la réaction du lauréat ?

Je pense que Fritz Bauer aurait surtout été surpris. Peu après sa mort en 1968, un journal allemand le présentait encore comme « l’homme le mieux détesté d’Allemagne ». Courriers hostiles et lettres de menaces remplissaient des classeurs entiers de son bureau. De son vivant, l’homme qui avait écrit des pages de l’histoire du droit avec les procès d’Auschwitz suscitait surtout la méfiance et le mépris.

Quelle force pousse donc un homme qui endure ce genre de choses ?

J’ai récemment découvert une archive télévisuelle de 1964 : dans cette émission, Fritz Bauer parle à de jeunes gens de son travail, c’est-à-dire de ses enquêtes sur les crimes nazis. 20 ans après la fin de la terreur nazi, déclare-t-il, le sentiment d’humanité reste assimilé en Allemagne à de la « faiblesse » et à de la « mollesse ».

Fritz Bauer n’a pas besoin d’expliquer à quel point il doit trouver cette vision absurde. Tout son parcours parle pour lui : sa vie témoigne du courage qu’il y a à faire preuve d’humanité.

  • Jeune juge courageux déjà, Fritz Bauer s’engage pour la démocratie fragile de la République de Weimar. Il veut être un « juriste guidé par la liberté » : pour lui, l’autorité de l’État doit être au service de l’individu, et non l’inverse - raison pour laquelle les nazis le révoquent et le jettent en prison.
  • Courageux encore, il soutient la résistance à Hitler depuis son exil, après avoir fui l’Allemagne.
  • Courageux toujours, il se bat dans les années 1960 pour que la jeune République fédérale commence enfin à poursuivre les crimes contre l’humanité commis par les nazis.

Fritz Bauer n’a jamais été guidé par la vengeance. Il a rejeté ces références sauvages que s’était aussi approprié l’idéologie nazie.

Cette confrontation à un passé effroyable était pour lui une étape nécessaire pour un avenir meilleur. Sa référence n’était pas l’injustice inscrite au fer rouge dans les lois de l’État nazi. Fritz Bauer n’avait aucun doute à ce sujet : aucun serment et aucune loi ne peuvent contraindre les hommes à outrepasser les limites de l’humanité.

Au contraire, chacun a le droit mais aussi le devoir de défendre sa propre humanité et celle de ses semblables, y compris, si nécessaire, contre son propre État.

Ce courage de résister a aussi guidé l’action de Fritz Bauer. Lorsque le gouvernement fédéral refuse de demander l’extradition d’Adolf Eichmann d’Argentine, il informe les autorités israéliennes de son lieu de séjour. Il sait que cela revient à mettre sa carrière en jeu et il est prêt à l’accepter. L’inaction était pour lui inenvisageable après le massacre des Juifs d’Europe, dont Eichmann, « administrateur de l’holocauste », portait la coresponsabilité.

Mais on ne rendrait pas justice à Fritz Bauer en le réduisant à son image de « chasseur de nazis ». Pour reprendre ses mots, le « problème Auschwitz  » n’avait pas commencé, à ses yeux, aux portes d’Auschwitz et de Birkenau. Les sbires des nazis postés dans les camps d’extermination n’étaient pas les seuls à faire fonctionner la machine à tuer. Des personnes tout à fait normales, fonctionnaires, ingénieurs, médecins ou comptables, s’étaient rendues complices du génocide en étant suivistes ou « criminels de bureau » : ce sont des millions d’Allemands pour lesquels la compassion était synonyme de faiblesse. Qui croyaient à la dureté et à la violence, aux ordres et à l’obéissance.

La terreur nazie a été rendue possible parce que les individus ne se sont pas opposés à son idéologie cruelle. Parce que la haine des minorités a trouvé dans la société allemande un terreau fertile.

Fritz Bauer voulait surtout offrir des modèles à la jeune génération. C’était à elle de saisir que lorsque la dignité humaine est foulée aux pieds, il convient d’être un sujet responsable et non le simple objet de l’autorité de l’État. Alors la désobéissance devient un devoir.

Mesdames, Messieurs,

Dans cette émission que j’ai citée, Fritz Bauer s’adresse aux jeunes femmes et hommes : « Dans notre Loi fondamentale, nous avons une démocratie. Mais ce dont nous avons besoin, ce sont des bonnes personnes qui vivent la démocratie. »

La démocratie s’effondre sans les personnes pour la défendre. C’est pourquoi dans mes fonctions de ministre fédéral de la Justice, il y a quelques années, j’ai créé le prix Fritz Bauer pour les études, qui doit encourager les futurs juristes à s’intéresser aux crimes contre l’humanité, à l’exécution digne des peines et à la protection des droits de l’homme.

La démocratie a besoin de démocrates. Cette certitude est aussi importante aujourd’hui qu’à l’époque de Fritz Bauer, peut-être même est-elle plus importante que jamais. Car notre vernis de civilisation est plus fin que nous ne croyons.

Il suffit pour en être convaincus d’évoquer les évènements de Charlottesville, de Christchurch ou des villes allemandes dans lesquelles des néonazis effectuent de nouveau ouvertement le salut nazi ou dans lesquelles des Juifs sont agressés en raison de leur port de la kippa. C’est une source de honte pour tous les citoyens d’Allemagne.

Dans le monde entier, les populistes et les nationalistes ont le vent en poupe. Les personnes d’opinion différente sont rabaissées, les faits sont déformés à dessein. Sur Internet, c’est souvent l’expression de la colère qui domine. Et le cœur même de notre démocratie, c’est-à-dire la recherche du compromis, est méprisé au motif qu’il serait une faiblesse.

Fritz Bauer nous aurait mis en garde. Il nous aurait dit qu’être fort, ce n’est pas proclamer des grands discours ni tirer sa force de la faiblesse de l’autre. Mais avoir le courage de faire preuve d’humanité.

Et il nous aurait encouragés à agir, tout comme les organisations telles que FASPE et nos hôtes de LRN Corporation agissent au quotidien. Je tiens à vous remercier tout particulièrement de cet engagement !

Encourager les individus à suivre leur conscience, à se soulever contre l’injustice, l’exclusion et la haine, voilà toute l’œuvre de la vie de Fritz Bauer. Et c’est ce à quoi tend justement le travail de FASPE.

C’est pourquoi je ne peux pas imaginer meilleur lauréat que Fritz Bauer pour le prix « FASPE Award for Ethical Leadership  ». Merci beaucoup. Je peux difficilement imaginer plus grand honneur que de recevoir ce prix en son nom.

Mesdames, Messieurs,

Fritz Bauer a été l’un des rares héros de l’histoire de la justice allemande. Un défenseur de notre humanité commune. Préserver son héritage à New York, en Europe et partout dans le monde, ce prix y contribuera grandement.

Il nous incite à faire preuve de courage. Le courage d’être humains.

Je vous remercie de votre attention.

[Discours prononcé en anglais]

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